« On dérangeait parce qu’on dénonçait »

Long format Ehpad en Saône-et-Loire : au plus près de la réalité (épisode 2/7)

Laurence*, infirmière, a été licenciée d’un Ehpad privé saône-et-loirien en 2013. Un licenciement finalement jugé abusif. Il y a presque dix ans, la quadragénaire dénonçait déjà des dysfonctionnements et une maltraitance institutionnalisée.

Elle est allée au bout. Au bout de ses combats, de ses convictions, de ses forces. Laurence*, infirmière, a été licenciée, en 2013, par un Ehpad privé de Saône-et-Loire dans lequel elle travaillait depuis quatre années, pour faute grave, avec quatre autres salariés de la structure. Son seul tort, selon elle, est d’avoir dénoncé des dysfonctionnements et de la « maltraitance institutionnalisée ». Son licenciement pour faute grave a été jugé abusif par les prud’hommes et par la Cour d’appel de Dijon, en 2017. Le combat judiciaire a duré quatre ans. Tout comme son combat à l’Ehpad.

« J’ai déjà vu une aide-soignante laver un patient avec de l’eau de Cologne »

« Quand j’ai débuté dans cet Ehpad privé en 2009, ils nous disaient que le financier n’était pas un problème, qu’ils ne cherchaient pas à faire des économies. » Mais très vite la situation se dégrade. Et l’argent devient l’élément central de l’organisation de l’établissement. Économies de bouts de chandelle, turn-over, personnel non formé… Avec des conséquences sur la vie des patients : « Un jour, je vois une mamie par terre, la porte de l’ascenseur s’ouvre et je vois une aide-soignante. Je l’interpelle et lui dis : “Mais pourquoi madame est par terre ?” Elle me répond : “Ah oui je l’ai vue tout à l’heure mais je n’ai pas le temps, elle ne tombera pas plus bas”. » Laurence l’aide alors à la déposer dans un fauteuil. Et fait aussitôt remonter l’incident à sa direction. « On m’a dit que ce n’était pas grave. Qu’ils n’arrivaient pas à trouver des aides-soignantes, donc qu’il fallait les garder. » Selon elle, cet épisode déclenchera son licenciement.

« Elle a alerté sa direction pendant 4 ans en vain »

Laurence emploie, à plusieurs reprises, le terme de « maltraitance institutionnalisée ». Et le justifie simplement : « Forcer quelqu’un à manger, à se laver, c’est de la maltraitance. Réveiller quelqu’un à 6 h qui a l’habitude de se lever à 9 h, c’est de la maltraitance. C’est institutionnel parce qu’on ne peut pas respecter au cas par cas. » Pourquoi ? Parce que les Ehpad manquent de personnel et peinent à recruter des aides-soignants selon elle. « Ils ne trouvent pas de diplômés. On les forme sur le terrain, mais on ne s’improvise pas soignant […]. J’ai déjà vu une aide-soignante laver un patient avec de l’eau de Cologne ! » Ou encore : « Certaines aides-soignantes nouaient les jambes des patients Alzheimer toute la nuit car elles arrachaient leur protection. Sauf que certains matins, elles oubliaient de les délier. Alors moi je prenais des photos et je les déposais sur le bureau de la direction. »
Outre la défaillance de certains soignants, Laurence se souvient du rationnement des repas : « Si le cuisinier commandait 15 pains au lieu de 12, il avait des comptes à rendre. » Des résidents avaient-ils faim ? « Oui. Des personnes âgées se plaignaient à leurs familles, qui leur demandaient d’apporter des paquets de gâteaux. À 3 500 € le mois… »

« Son licenciement a été jugé abusif en première instance et en appel »

Face à la direction, Laurence et ses collègues frondeurs n’ont qu’une seule arme : les feuilles de dysfonctionnement. « C’est ce qu’on nous demandait de faire quand il y avait des choses qui n’allaient pas, on les remplissait et on les remettait à la direction. Et normalement ces feuilles servaient à mettre des actions en place pour rectifier le tir. Mais ces feuilles de dysfonctionnement ne nous revenaient jamais. » Sentant le vent tourner, Laurence prend l’habitude d’en faire des copies. Après plusieurs convocations dans le bureau de la direction, la bourrasque arrive un samedi matin, sur le parking de l’Ehpad en 2013. Brutalement. « Le directeur régional m’attendait avec une lettre de licenciement. Et là je tombe à la renverse. J’avais interdiction de récupérer mes affaires. » Cinq personnes ont été licenciées en quelques mois pour faute grave. « C’était une purge. On dérangeait parce qu’on dénonçait. » Quatre d’entre elles décident de contester cette décision devant les prud’hommes, qui leur donneront raison. Mais l’Ehpad fait appel. En 2017, la Cour d’appel de Dijon suit les conclusions de la juridiction de première instance. Les quatre plaignantes ont ainsi été indemnisées.
Ces combats successifs n’ont pas entaché son amour du métier. Aujourd’hui, Laurence travaille en hôpital public. Et ne souhaite plus côtoyer le privé. « On ne peut pas faire des bénéfices sur nos vieux, là est le cœur du problème. » Face à cette opinion qu’elle assène, Laurence s’autorise tout de même à rêver : « Si je gagne à l’Euromillions, j’achèterai un Ehpad et je chouchouterai 20 résidents. »
En attendant de devenir millionnaire et de songer à un “Ehpad meilleur”, Laurence est sûre d’une chose : certes la bataille a été longue et douloureuse mais elle est fière d’être allée au bout. De ses combats, de ses convictions, de ses forces.

A photo of Kellar
A poster illustrating Kellar's "self-decapitation" illusion

Le JSL a consacré de nombreux articles et de nombreux Unes au malaise des soignants.

Des membres du personnel soignant et des représentants des directions de trois Ehpad de Montceau-les-Mines (Germaine-Tillion, Sainte-Marie et les Iris) avaient manifesté en janvier 2018 pour améliorer les conditions de travail et d'accueil dans les Ehpad. Photo JSL/Damien VALETTE

Des membres du personnel soignant et des représentants des directions de trois Ehpad de Montceau-les-Mines (Germaine-Tillion, Sainte-Marie et les Iris) avaient manifesté en janvier 2018 pour améliorer les conditions de travail et d'accueil dans les Ehpad. Photo JSL/Damien VALETTE

La sonnette d’alarme,
ça fait des années qu’elle est tirée

Voilà neuf mois que le livre-enquête de Victor Castanet sur le “scandale Orpea” est sorti. Six mois que l’on parle des Ehpad, de l’urgence de revoir un système à bout de souffle, de s’attaquer réellement au vaste chantier de l’accompagnement des personnes âgées dépendantes, de plus en plus nombreuses.

Six mois que tout le monde - ou presque - s’émeut, s’indigne des conditions de travail déplorables des soignants et des conditions de vie dégradées des personnes âgées dans les Ehpad. Comme si Les Fossoyeurs, ce salutaire livre-enquête, avait ouvert les yeux de tous. La sonnette d’alarme ne vient pourtant pas d’être tirée. On ne citera qu’un exemple : fin janvier 2018, un mouvement de grève, national, dans les Ehpad, avait été largement suivi. Dans la rue, des soignants, des familles de résidents et, parfois, des personnels de direction. Oui oui, de direction ! Ce qui les avait tous poussés à exprimer leur ras-le-bol ? Le manque de moyens.

Les mêmes mots, les mêmes symptômes qu’aujourd’hui. C’était il y a quatre ans et demi. Entre-temps ? Il y a eu le Ségur de la santé, en 2021, avec à la clé une revalorisation salariale. « Ça reste un pansement sur une jambe de bois, juge un soignant syndiqué de Saône-et-Loire. Une revalorisation salariale, c’était le strict minimum. Mais ça ne va rien changer structurellement. En face d’un tel enjeu de société, il faut mettre des moyens colossaux. »

À la suite des mouvements de 2018, le président Macron avait promis une loi relative à la dépendance ; son premier quinquennat s’est achevé, son second vient de commencer, et de loi “grand âge”, « on n'en entend plus parler. C’est désolant », peste un autre soignant.

Photo Chloé RISTE

Photo Chloé RISTE

Une soignante mise à pied
à Cuisery début 2022

Une soignante de l’Ehpad de Cuisery a été mise à pied en avril 2022. La raison ? Selon la direction, elle ferait partie des personnes ayant témoigné de faits de maltraitance au sein de l’établissement. En effet, elle avait témoigné dans nos colonnes le 7 janvier dernier. Accusée d’avoir tenu des propos injurieux et d’avoir manqué à son devoir de réserve, la soignante a reçu un courrier de suspension à titre conservatoire avec maintien de salaire. Une enquête interne est menée dans l’Ehpad. La CGT soutient l’agente suspendue.

La maltraitance institutionnelle,
ces soignants l’ont constatée aussi

« Il m’est arrivé d’avoir 20 toilettes à faire toute seule. Je ne vous fais pas de dessin : c’était du vite fait avec un gant. Un coup sur le visage, un coup en bas. Certains résidents n’étaient pas douchés pendant un mois. » Colette a travaillé pendant 18 ans en tant qu’aide-soignante aux Amaltides à Châtenoy-le-Royal. Quelques jours après la sortie du fameux livre relatant les pratiques du groupe Orpea (dont fait partie Les Amaltides), elle avait témoigné dans les colonnes du JSL. « Oui, j’ai été maltraitante, comme mes collègues, car nous n’avions pas le temps », admettait alors la septuagénaire, retraitée depuis 2018.

Elle avait confirmé le rationnement des couches, la taille des barquettes de confiture du petit-déjeuner qui avait diminué au fil des années, le nombre de biscottes limité à trois, parfois à deux...
« Je sais que mon boulot est lamentable mais c’est tout ce que je peux faire avec les moyens qu’on me donne. »
« On nous met dans des conditions qui nous poussent à devenir maltraitants. Je sais que mon boulot est lamentable mais c’est tout ce que je peux faire avec les moyens qu’on me donne. On n'a le temps de rien, on ne les sort même plus », confirmait dans nos colonnes Arnaud (prénom d’emprunt), aide-soignant dans plusieurs Ehpad de Saône-et-Loire. « On devient maltraitants malgré nous parce qu’on n’a pas le temps. J’avais tellement de patients à gérer en même temps. On nous donnait toujours plus de travail », abondait Mathilde (prénom d’emprunt), ancienne infirmière ayant travaillé plusieurs années dans un Ehpad de la région montcellienne avant de changer de voie, suite à un burn-out.

Les résidents trinquent, les soignants aussi

Nadine (prénom d’emprunt), infirmière à la retraite après 17 années passées dans un Ehpad public du Chalonnais, décrit la même chose. Mais rappelle que « la plus grande majorité du personnel est bienveillant vis-à-vis des personnes âgées ». Elle insiste : « Quand il y a eu défaillance dans la prise en charge de nos aînés, cela était essentiellement induit par une maltraitance institutionnelle. » La cause principale de cette maltraitance institutionnelle ? Un manque de moyens, humains et matériels. Aussi bien dans le privé que dans le public. La conséquence ? Des personnes âgées qui ne sont pas traitées comme elles le devraient. Mais aussi un grand malaise chez les soignants.

A poster of Thurston. World's famous magician and wonder show of the earth

Photo d'archives Le JSL

Photo d'archives Le JSL

Photo Chloé RISTE

Photo Chloé RISTE

L’anonymat, pour surmonter la peur de parler et briser la loi du silence

Laurence, Nadine, Arnaud, Mathilde… Ce sont bien des prénoms, mais pas les leurs. Pour ceux encore en activité, les soignants saône-et-loiriens qui ont accepté de témoigner auprès du Journal de Saône-et-Loire de ce qu’ils vivent, de ce qu’ils voient au quotidien dans les Ehpad, ont requis l’anonymat. La raison ? La peur. La peur des représailles qu’ils pourraient subir de la part de leur hiérarchie. On les comprend, les exemples ne manquent pas pour constater ce qui arrive parfois (tous secteurs d’activité confondus) à ceux qui osent briser la loi du silence (ou, pour le dire plus pudiquement, manquer à leur devoir de réserve). Pour tout vous dire, d’ordinaire, on n’est pas trop fan des témoignages anonymes. Mais lorsque ceux-ci, en plus de nous apparaître tout à fait fiables, apportent des éléments éclairants et indispensables à la compréhension d’une situation aussi importante (c’est le cas ici), alors on publie. Préserver le messager pour s’intéresser à l’essentiel, le message… Car si personne ne dénonce, il y a peu de chances de voir des choses s’améliorer.

« Je me suis dit
que je n’étais pas allée au bout »

Véronique aussi a eu peur de parler. Elle n'en a surtout pas eu la force après toutes les épreuves qu'elle avait déjà traversées.

Sa mère est décédée dénutrie et déshydratée, en décembre 2020, trois jours après Noël, le lendemain de son arrivée à l’hôpital. Selon sa fille, Véronique, son état s’est dégradé dans l’Ehpad saône-et-loirien privé où elle résidait, avec son mari, depuis 13 ans. Lui est décédé trois semaines après sa femme.
« Tant que mes parents étaient autonomes, ça allait. Mais ça s’est dégradé deux, trois ans avant leur décès. »

Fin décembre 2020, Véronique reçoit un appel de son père. « Il m’a dit qu’elle ne réagissait plus, qu’elle n’arrivait plus à manger, qu’elle était dans son pipi depuis ce matin […]. Le médecin lui a fait une prise de sang : il a vu que ça n’allait pas du tout et l’a fait hospitaliser. À l’hôpital, on nous a dit qu’elle était dénutrie et sévèrement déshydratée. Elle est décédée le lendemain. » Véronique décide alors, en concertation avec ses frères et sœurs, d’installer son père chez elle. « On a un studio chez nous, on l’a aménagé et fait venir les infirmières tous les jours. « Le jour de l’enterrement de ma mère, mon père m’a dit : “Ici (NDLR. chez Véronique) c’est comme le paradis, là-bas c’était pire que la prison, parce qu’en prison, ils ont des visites”. » La famille de Véronique a très mal vécu l’interdiction des visites en Ehpad, en raison du Covid.

« J’ai perdu mes deux parents en trois semaines, je n’ai pas eu le courage de porter plainte »

Outre les conditions de décès de sa mère, Véronique a d’autres griefs contre cet Ehpad privé. Son père a dû être opéré en urgence il y a quelques années. « Il avait du mal à respirer. Des soignants m’avaient dit que ce n’était rien, une infirmière a insinué qu’il faisait exprès. Mon beau-frère étant radiologue, il avait vu que mon père avait la trachée complètement écrasée. Il s’en est très bien remis mais si on n’avait pas insisté, qu’est-ce qu’il se serait passé ? »

Si Véronique a été présente pour ses parents, elle regrette parfois de n’être pas allée plus loin lorsqu’ils sont décédés.
« Je me suis dit, je ne suis pas allée au bout. » Pourquoi n’a-t-elle pas fait de signalement à l’ARS ou porté plainte ? « J’avais tellement à gérer à ce moment-là entre l’enterrement de ma mère, le déménagement de la chambre de l’Ehpad, l’emménagement de mon père chez moi. Toute la famille était chez moi. Je voulais écrire au directeur mais j’ai perdu mes deux parents en trois semaines, il fallait tout gérer. Je n’ai pas eu le courage. »

« Je me suis dit
que je n'étais pas allée jusqu'au bout »