Le calvaire de Jacqueline,
le combat de son mari

Long format "Les Ehpad en Saône-et-Loire : au plus près de la réalité" (épisode 1/7)

Photo d'illustration Ketty BEYONDAS

Photo d'illustration Ketty BEYONDAS

Rarement un livre écrit par un journaliste n’aura eu un tel impact. Dans Les Fossoyeurs – révélations sur le système qui maltraite nos aînés, Victor Castanet épingle les pratiques du groupe Orpéa, leader mondial des Ehpad. La sortie de l’ouvrage (150 000 exemplaires vendus), fin janvier 2022, a été suivie d’une tempête médiatique et politique.
La presse tout entière a multiplié à son tour les enquêtes, tandis que les politiques s’emparaient de la question. Depuis, pas une semaine, ou presque, ne passe sans qu’on entende parler de ces établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. Récemment encore (le 20 octobre), les services de la Répression des fraudes (rattachés à Bercy) ont rendu un rapport alarmant après une enquête de trois ans : un Ehpad privé sur deux présente au moins une non-conformité.
Et en Saône-et-Loire, le tableau est-il aussi sombre qu’on le dépeint ? La maltraitance y est-elle institutionnalisée ? Le public est-il épargné de ces pratiques ? C’est à ces questions, entre autres, que le Journal de Saône-et-Loire a souhaité apporter des réponses. Pendant plusieurs mois, notre titre a tenté de s’approcher au plus près de la réalité sur notre territoire : non pas pour surfer sur l’émotion mais pour comprendre les enjeux liés au vieillissement de la population et, à notre petite échelle, participer à une prise de conscience. Témoignages, réflexion, décryptage, voilà le sommaire de ce long format à lire toute cette semaine.

Quelques mois seulement après son entrée dans une unité renforcée d’un Ehpad de Chalon, Jacqueline Husson, atteinte des maladies d’Alzheimer et À corps de Lewy, a été agressée violemment par un résident. Deux fois. Son mari, Pierre, a déposé plainte et tire la sonnette d’alarme pour que les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) placent la dignité humaine au cœur de leur mission. Récit.

Maudite maladie d’Alzheimer, qui frappe sans crier gare, au hasard, et contre qui rien ne permet de se prémunir. Jacqueline Husson, par exemple. Une femme «intellectuellement supérieure à la moyenne », « très dynamique», «très sportive» et «à l’hygiène de vie irréprochable», assure son mari, Pierre. Dans sa maison de Lux où il vit désormais seul, ce dernier ne comprend toujours pas «pourquoi ça lui est tombé dessus», à elle.

Les premiers signes de la maladie

Il y a quelques années, il l’a retrouvée «sur la terrasse, à sept heures du matin, pieds nus, en chemise de nuit et avec une batte de baseball, à crier “je vais tous les massacrer”». Une autre fois, «elle me dit “on rentre à la maison”. Mais on y était, à la maison.» Une autre fois encore, l’ancienne professeure de français (au Cifa de Mercurey puis au lycée de la Colombière à Chalon), retraitée depuis quelques années seulement, se montre incapable de jouer à la belote avec sa petite-fille. Pierre comprend que quelque chose ne tourne plus rond chez son épouse.
Problème, Jacqueline souffre d’anosognosie, un trouble (fréquent dans le cas d’Alzheimer) qui empêche de reconnaître que l’on est malade. Quand son mari aborde le sujet, Jacqueline se braque. Impossible de l’emmener consulter. Alors, malgré les preuves évidentes que son épouse n’a plus toute sa tête, Pierre fait le dos rond, fait preuve d’une infinie patience, et s’épuise. Pendant des années.

L'ultimatum

Jusqu’à ce jour d’août 2021. « Ce n’était plus possible. Je lui ai posé un ultimatum : soit elle accepte d’aller voir un médecin, soit les pompiers viennent la chercher », retrace l’ancien prof de sport à Tournus et Chalon. Jacqueline accepte d’aller à l’hôpital de Chalon, où elle subit une batterie d’examens, notamment neurologiques. Le diagnostic tombe, sans grande surprise : elle est atteinte d’Alzheimer et A corps de Lewy, deux maladies neurodégénératives.
À l’issue de son séjour, « le neurologue dit qu’il faut la mettre en Ehpad, car son cas est lourd. J’essaie quand même de la reprendre à la maison. Mais au bout de sept mois, ce n’était plus possible. » Après 48 ans de mariage, la séparation est inéluctable. « C’est dur de la voir partir, mais c’est pour son bien, moi je ne peux plus rien faire », admet Pierre Husson.

Des débuts chaotiques et une ambiance morbide

Jacqueline n’a pas encore 70 ans quand elle fait son entrée à l’Ehpad (public) du Bois de Menuse, à Chalon, en mars 2021. Dans une unité d’hébergement renforcée (lire par ailleurs) qui accueille 14 résidents au cas lourd, comme elle, avec des accès de violence. Les débuts sont chaotiques. Elle « n’accepte pas sa situation », est « déterminée à partir ». Elle passe, selon son mari, quinze jours avec le col du fémur cassé avant que l’équipe ne s’en rende compte.
Le quotidien est rythmé par les repas, la toilette et les soins. Les activités sont « très rares », remarque Pierre, effaré par « le manque de dignité humaine ». « Les gens tournent en rond, déambulent. Ils ne sont pas heureux, ça se voit. C’est ce que j’ai vu. Quand vous rentrez dans l’unité, c’est morbide. »

Boxée par un autre résident

Et puis il y a ce 22 novembre 2021. Pierre rend visite, comme très souvent, à sa femme. « On me dit que je ne peux pas la voir, qu’elle a eu une altercation. Je ne suis pas étonné, car la maladie l’a rendue très agressive. Le lendemain, quand je vois son état… » Pierre sort les photos. Jacqueline y apparaît le visage entièrement tuméfié. « Ce n’était pas une altercation, mais une agression. Elle aurait pu y rester. » Calmement, Pierre livre sa version des faits : « Ils avaient laissé sa porte de chambre ouverte, pour l’inciter à sortir. Le résident est rentré car il s’est trompé de chambre, et boum. »
Pierre s’inquiète pour la sécurité de son épouse, demande à ce que des mesures soient prises. Mais le 26 janvier 2022, son épouse sert une nouvelle fois de punching-ball au même résident. Cette fois, c’est elle qui s’était trompée de chambre. « Une fois ça passe, mais pas deux. » Pierre alerte les autorités ad hoc, des députés… Sur les conseils de l’un d’eux, il dépose plainte auprès du procureur de Chalon. « Pas contre le boxeur, qui est malade comme les autres, mais contre l’établissement, qui n’a rien fait pour améliorer la sécurité et le confort des résidents. » Une accusation à laquelle répond la direction (lire par ailleurs). Depuis, Jacqueline a changé d’établissement. En juillet, elle a intégré l’Ehpad Les Terres de Diane, à Saint-Rémy. « On en est au même point », soupire le mari, qui s’étonne que « l’enquête n’avance pas » et qu’il n’arrive pas à obtenir le dossier médical de son épouse.

Pierre Husson montre les photos du visage de son épouse après l'agression. Photo G.B.

Pierre Husson montre les photos du visage de son épouse après l'agression. Photo G.B.

Les soignants épargnés,
les politiques tancés

Ce que vit et ce qui est arrivé à son épouse, ajouté à ce qu’il a pu observer avec sa mère, elle aussi en Ehpad (à Colmar), a poussé Pierre Husson à témoigner publiquement ; une décision prise après mûre réflexion et en concertation avec ses enfants. « Les aides-soignantes et les infirmières font bien leur travail, elles font ce qu’elles peuvent. Mais il y a un manque de moyens qui conduit à une maltraitance que les équipes soignantes ne voient plus », dénonce-t-il avec calme mais détermination.
« On va tous passer à un moment donné à un état de dépendance ; les problèmes dans les Ehpad sont là mais les politiques sont dans le déni total et ne s’occupent pas de ça. Il faut des mesures car les moyens ne sont pas suffisants pour bien accompagner les gens jusqu’à leur mort. Voilà ce qui nous attend si on ne fait rien. Je suis à l’automne de ma vie, c’est mon dernier combat mais je le mènerai jusqu’au bout : pour Jacqueline et pour tous ceux qui, directement ou indirectement, seront un jour ou l’autre concernés. »

« Des mesures immédiates ont été prises », assure la direction

La direction de l’Ehpad du Bois de Menuse, établissement qui dépend de du centre hospitalier de Chalon-sur-Saône, a changé depuis les faits évoqués ci-contre (sans pour autant qu’il y ait un lien). La nouvelle direction a accepté de répondre à nos questions. D’abord, elle confirme que Mme Husson, résidente en unité d’hébergement renforcée (UHR), a bien subi à deux reprises des « actes de violence physique de la part d’un autre résident », dans les conditions évoquées ci-contre.

Mais elle ne peut pas laisser dire que « rien n’a été fait », comme accuse le mari de la résidente. « Des mesures immédiates ont été prises suite au premier acte : fermeture de la porte de la chambre de la résidente avec un dispositif spécifique permettant un accès sécurisé uniquement à cette dernière et aux professionnels de santé tout en maintenant la liberté d’aller et venir des autres personnes accueillies ; évaluation et adaptation du traitement du résident, suivie d’une hospitalisation ponctuelle dans un centre spécialisé ». Suite au deuxième acte de violence, « une décision médicale de transfert du résident dans une autre unité de l’Ehpad a été prise, bien que ce dernier relevait d’une prise en charge en UHR », indique encore la direction.

Cette dernière « déplore sincèrement ces événements » mais rappelle que « le risque de violence est inhérent au profil des résidents accueillis au sein de cette unité spécialement dédiée à l’accueil de résidents présentant des troubles du comportement et du jugement sévères en lien avec une maladie d’Alzheimer ou maladie apparentée ». Quant à l’époux de la résidente, Pierre Husson, « il a été reçu à plusieurs reprises par la direction » et, « fortement choqué », il a « bénéficié tout au long de cette période d’une écoute attentive et d’une communication de l’ensemble des faits en toute transparence ».

L'Ehpad Bois de Menuse à Chalon. Photo G.B.

L'Ehpad Bois de Menuse à Chalon. Photo G.B.

Les unités d’hébergement renforcé, c’est quoi ?

Il existe en Saône-et-Loire trois unités d’hébergement renforcé (UHR), à Chalon, Mâcon et Montceau, toutes rattachées au centre hospitalier de leur secteur. Au total, une quarantaine de résidents y sont accueillis. « Les UHR hébergent des personnes âgées souffrant de la maladie d’Alzheimer ou d’une maladie apparentée entraînant d’importants troubles du comportement qui altèrent leur sécurité et leur qualité de vie dans leur lieu de vie habituel (Ehpad, domicile) », explique l’Agence régionale de santé Bourgogne Franche-Comté.

Ces troubles « se manifestent sous la forme d’agitation, anxiété, hallucinations, idées délirantes, déambulation, gestes incessants répétitifs, agressivité verbale et/ou physique et violence physique », explicite une des unités. La prise en charge des résidents « est discutée et adaptée individuellement au sein d’un projet de vie personnalisé qui privilégie les alternatives aux médicaments et à la contention », précise cette même unité qui souligne : « Les professionnels intervenant en UHR sont spécialement formés à l’accompagnement de ces résidents. »

« Les personnes qui y sont accompagnées ont vocation, dans la mesure du possible, à retourner dans leur lieu de vie habituel une fois les troubles du comportement atténués », rappelle enfin l’ARS.

Elle aussi a été scandalisée par le traitement réservé à sa maman

Quatre agressions entre 2015 et 2016 dans cet Ehpad du Charolais-Brionnais. La mère de Marie-France Bobo, habitant d’Essertenne, en a été victime en 2016 (elle a séjourné en Ehpad de 2012 à 2017). Elle a été mordue à la main, « profondément », par un autre résident. « On ne m’a pas prévenue quand elle a été agressée, je l’ai vu en arrivant », peste-t-elle, en déballant une dizaine de documents : des lettres aux directions successives, des comptes rendus de conseils de vie sociale… En somme, cinq ans d’acharnement à tenter d’offrir une fin de vie meilleure à sa mère.
L’agresseur, Marie-France le connaissait, elle avait même sympathisé avec sa compagne. « Il était plutôt jeune pour un résident. C’est un Monsieur qui avait une dégénérescence du cerveau, il n’avait pas Alzheimer. Il pouvait rentrer dans des crises. » Face à cette répétition d’agressions, les familles avaient alerté la préfecture. « On a rencontré, avec plusieurs familles, une personne qui faisait de la médiation entre les établissements et les résidents. Ensuite il y a eu une réunion avec la directrice qui s’est défendue, qui minimisait les problèmes. » Dans cet Ehpad à l’époque, tous les résidents, patients Alzheimer ou non, étaient mélangés. « Pourquoi pas, mais à condition qu’il y ait une vraie surveillance. »


« Beaucoup de choses n’allaient pas »

Outre ces agressions, Marie-France Bobo s’est battue, de 2012 à 2017, pour l’amélioration des conditions de vie des résidents. « Beaucoup de choses n’allaient pas. Un jour, quelqu’un m’a dit que le plateau-repas de ma mère revenait intact. Alors dès que je l’ai su, tous les soirs je la faisais manger. Il n’y avait pas de toilettes le soir, quand il la lavait c’était sur les toilettes. Les dentiers n’étaient pas lavés ni les lunettes. Un jour, une aide-soignante a blessé ma mère sans faire exprès contre un fauteuil, elle lui a fait un scalp, elle a perdu énormément de sang. »
Les langues des familles se sont déliées en 2014. Cette année-là, une résidente de 101 ans, aveugle, se serait suicidée en se pendant avec une robe de chambre, devant sa chambre. « Je suis allée aux obsèques et j’ai rencontré des familles d’autres résidents. On a commencé à se réunir et alerté la direction de ces faits d’agressions et des problèmes de maltraitance. » Alors, lorsque le scandale Orpea est sorti, Marie-France s’est tout de suite reconnue dans l’avalanche de témoignages. Et si, presque dix ans après, le souvenir du séjour de sa mère en Ehpad est toujours douloureux, Marie-France se sent prête à en parler. Enfin.

A poster of Thurston. World's famous magician and wonder show of the earth

Marie-France Bobo. Photo J.M.

Marie-France Bobo. Photo J.M.