La rencontre maudite
de Françoise Bruyère et Marie-Agnès Cordonnier
Cold cases de Saône-et-Loire (1/10)
Un an après l’ouverture d’un pôle judiciaire national dédié aux cold cases, le JSL revient sur les crimes non résolus de Saône-et-Loire. Aujourd’hui, retour sur l’affaire Françoise Bruyère/Marie-Agnès Cordonnier, deux auto-stoppeuses belges de 22 ans qui ont disparu le 22 août 1984 à Mâcon.
L’appareil photo crépite. La dernière image de Françoise Bruyère et Marie-Agnès Cordonnier vient d’être immortalisée là, près du pont Saint-Laurent à Mâcon. Les deux cousines belges de 22 ans s’appliquent à écrire “Aix-les-Bains” sur un panneau en carton, la destination qu’elles comptent atteindre en auto-stop. Elles rêvent d’aventure. Leurs amis du Charolais les laissent ici vers 19 heures. Ils ne les reverront plus. Ce mercredi 22 août 1984, débute la triste histoire du plus vieux cold case de Saône-et-Loire, dont seul le préambule se déroule dans le département, mais où tout bascule pour Françoise Bruyère et Marie-Agnès Cordonnier.
L’affaire défraie la chronique et crée une onde de choc, tant le mystère l’entourant semble insoluble. On ne retrouvera jamais les deux cousines. Pourtant, les ex-enquêteurs en sont certains : quelqu’un sait. “J’ai la conviction qu’on avait tapé dans le mille, qu’on a la solution”, insiste encore aujourd’hui Jean-Yves Michellier, ancien capitaine de la police judiciaire de Chambéry. Il a investigué sur cette disparition dans les années 90 jusqu’à arrêter un suspect, l’homme qui détenait la clé de l’énigme selon lui. “Cette affaire, c’est un regret, c’est un échec pour moi. J’y pense encore très souvent. J’aurais tant voulu apporter la vérité aux familles pour qu’elles puissent faire leur deuil.”
“J’ai la conviction qu’on avait tapé dans le mille, qu’on a la solution”
Bien qu’une information judiciaire soit toujours ouverte, Denis Bruyère, le frère aîné de Françoise, n’a aujourd’hui guère d’espoir. “Ça a été une épreuve considérable. Nous n’avons plus l’énergie et ce ne sont pas aux familles de continuer à se battre encore et encore, 40 ans après, pour que la justice fasse son travail. C’est à elle de se bouger. C'est le devoir d’une nation de protéger ses citoyens”, estime-t-il, la voix grave.
Denis garde une rancœur, celle d’avoir vu le potentiel coupable s’en sortir “grâce à sa tante”, une chanteuse célèbre de l’époque.
Ce drame est celui de toute une famille et de toute une vie. Le père de Françoise et Denis, Michel Bruyère, a participé à la création de Child focus, une fondation qui aide à retrouver les enfants disparus et à lutter contre l’exploitation sexuelle des mineurs en ligne et hors ligne. Il a lutté jusqu’à la fin pour retrouver Françoise et Marie-Agnès. En vain. Peu avant sa mort il y a deux ans, il avait confié une dernière chose à son fils : “Ce que je retiens maintenant, c’est cette solidarité qui nous a accompagnés et en effet, j’aurais voulu pouvoir pardonner…”
Un changement de cap fatal
Deux sportives accomplies, l’une kinésithérapeute, l’autre étudiante en droit. Dégourdies et sans crainte. Françoise et Marie-Agnès, “qui étaient extrêmement proches” d'après Denis Bruyère, commencent leur périple de deux semaines le lundi 20 août 1984, afin de rejoindre la Savoie et ses grands lacs aux reflets d’azur. Elles projettent d’aller faire de la randonnée et de la planche à voile sur le lac d’Annecy. Et ce, malgré le désistement des personnes qui devaient les accompagner.
Mais une rencontre va bientôt les faire changer d'avis et les diriger vers le lac du Bourget, distant d'un peu plus de 40 km.
Leur choix est de partir en faisant du stop. Ce n’est pas une première pour elles, “l’une en avait fait en Écosse, l’autre pour rejoindre son unif (université, NDLR)”, cite en exemple le média belge La Dernière heure. “Faire du stop était beaucoup plus fréquent à l’époque. Il y avait une certaine naïveté. Et pourtant Françoise avait une auto, une 2CV. Mon père voulait qu’elle la prenne mais elles ont insisté, elles avaient envie de faire du stop”, se souvient Denis.
Afin de rassurer leurs familles, les cousines promettent d’appeler tous les deux jours et font la moitié du trajet en train, qu’elle manquent de peu au départ de Liège (1) à cause d’un problème de carte d’identité. Elles rallient ainsi Mâcon (2) dans l’après-midi. Ayant peu d’argent liquide (elles n'emportent quasiment que des eurochèques), les deux jeunes femmes retirent 400 francs à un guichet automatique avant de faire étape chez des amis à Marcilly-la-Gueurce (3), près de Charolles.
Grands sacs sur le dos, baskets aux pieds, Marie-Agnès et Françoise sont conduites par un premier automobiliste jusqu’à mi-chemin, avant qu’un routier ne s’arrête à son tour pour les emmener jusque dans le Charolais.
Hasard ou destin, lui-même vient de Savoie. “C’est lui qui leur vante les mérites du lac du Bourget”, souligne le capitaine Jean-Yves Michellier. “Il leur avait dit que c’était mieux que celui d’Annecy, elles avaient bien sympathisé avec lui”, se souvient également le couple d’amis du Charolais.
B. R., de ses initiales, vit sur les hauteurs d’Aix-les-Bains, qui surplombent le lac du Bourget. Il se propose de faire découvrir la région à Françoise et Marie-Agnès à bord de sa Jeep, dès son retour de tournée le samedi. Il les invite même à planter leurs tentes à son domicile. Les Belges acceptent. Avant de les déposer, il leur laisse donc un numéro de téléphone.
Après leur séjour à Marcilly, les deux Liégeoises sont reconduites par leurs amis à Mâcon le mercredi 22 août vers 18 h 30. “On a pris un verre au bar Le Sporting et on les a déposées sur l’esplanade Lamartine”, indique le mari du couple charolais.
Les deux jeunes Belges ont alors pris leur décision. Elles suivent les conseils de B. R. et indiquent la destination “Aix-les-Bains” plutôt qu’Annecy sur leur panneau d’auto-stop. Les Charolais s’en retournent une demi-heure plus tard, après avoir pris quelques photos près du pont Saint-Laurent, en bord de Saône. “C’est le dernier contact qu’on a eu avec elles”, soupire le mari du couple charolais. Il se souvient avoir vu, dans son rétroviseur, Françoise et Marie-Agnès marcher en direction de la rive opposée, vers Saint-Laurent-sur Saône (4). Le destin des cousines vient de basculer.
Les jours passent, sans nouvelles. Les traces s’effacent. Le 1er septembre, le mariage auquel Marie-Agnès et Françoise doivent assister se déroule sans elles. Elles auraient dû revenir la veille. C’en est trop, la famille, de plus en plus affolée, se décide à donner l’alerte. “On voulait leur laisser une forme d'autonomie mais ça ne leur ressemblait pas de ne pas téléphoner”, explique Denis Bruyère.
Des témoignages à tout-va et l’impasse
Nous sommes le 6 septembre 1984. Quinze jours se sont écoulés depuis la disparition de Françoise Bruyère et Marie-Agnès Cordonnier. Face aux gendarmes de Pau, où il vient faire sa déposition le 6 septembre 1984, le routier savoyard est formel : les deux disparues ne l’ont jamais appelé sur son numéro personnel qu’il leur avait laissé. Il ne les a pas vues non plus à son retour à Aix-les-Bains.
“Leurs traces s'arrêtent à Mâcon”, titre Le Courrier de Saône-et-Loire ce même jour. La disparition des deux auto-stoppeuses belges vient alors de créer un big-bang médiatique en Belgique et en France. B. R. s’est lui-même, dans un premier temps, manifesté sur les ondes d’une émission radio de Max Meynier, sur RTL, afin de raconter comment il avait pris en stop les jeunes femmes.
Les battues se multiplient et les témoignages de tous bords affluent rapidement. Peu sont probants, bien qu’une gérante d’un libre-service de Chindrieux, village logé sur les bords du lac du Bourget, dit reconnaître formellement les Liégeoises sur les photos présentées par les gendarmes. Marie-Agnès et Françoise sont venues faire leurs courses dans son établissement le 23 août, affirme-t-elle.
"Dans les affaires de disparition, qui plus est à connotation criminelle, on a tendance à voir les disparus partout. Cela constitue la fragilité des témoignages humains…"
Des riverains diront aussi avoir vu les Liégeoises dans une épicerie à Pont-d’Ain, au bourg de la plage du Libo ou encore une nouvelle fois aux environs de Chindrieux. “Comme dans toutes enquêtes, on ne peut pas empêcher les gens de se manifester, en toute bonne foi d’ailleurs, mais dans les affaires de disparition, qui plus est à connotation criminelle, on a tendance à voir les disparus partout. Cela constitue la fragilité des témoignages humains…”, tempère Jean-Yves Michellier.
Les probables fausses pistes de ce genre continueront de se multiplier. Ni l’hypothèse de la double-fugue, les deux Liégeoises vivant dans un climat familial tout à fait normal, ni celle d’un accident, aucune de leurs affaires n’ayant été retrouvées, ne sont privilégiées. Une information judiciaire est ouverte par le juge d’instruction de Chambéry le 9 septembre. “Il y a eu de telles volontés pour tenter de les retrouver, se souvient Denis avec émotion. C’est cette grande solidarité humaine qui nous a permis de tenir le coup.”
Les longues recherches dans le secteur d’Aix-les-Bains, et notamment sur le littoral du lac - on a même fait appel à des radiesthésistes et autres médiums pour localiser les deux cousines -, ne donnent rien. Et les gendarmes de la section de recherche de Chambéry finissent par avoir la conviction que Marie-Agnès et Françoise n’ont jamais quitté Mâcon.
Mediums, radiesthésistes... Les pratiques alternatives n'y ont rien changé
Les familles en détresse se raccrochent longtemps à l'espoir de retrouver Marie-Agnès et Françoise vivantes, puis à celui de retrouver leurs dépouilles. Celles-ci vont jusqu’à solliciter des radiesthésistes et autres médiums - pratique plus courante à l’époque qu'aujourd'hui - afin de localiser les deux jeunes femmes. “Ce sont des gens avec des références, sérieux et travaillant avec beaucoup de cœur”, appuie l’oncle de Françoise Bruyère auprès du Monde, en septembre 1984. “Certains ont localisé les deux disparues sur les bords du lac du Bourget, d’autres dans les montagnes qui le dominent ou dans les zones isolées, d’autres enfin sur la côte Atlantique ou dans l’Île de Ré”, énumère le quotidien national. Aucune de ces pistes ne sera malheureusement concluante.
Une terrasse démontée et un couple du Charolais marqué au fer rouge
Au cours de ce mois de septembre 1984, tandis qu’à Mâcon et Saint-Laurent-sur-Saône, familles et gendarmes brandissent les photos des jeunes femmes à tout-va aux passants et commerçants, à Marcilly, le couple du Charolais se retrouve rapidement sous le feu des questions des enquêteurs.
“J’étais au travail quand ils sont venus me chercher”, se remémore le mari. Les gendarmes le soupçonnent. Cette terrasse qui vient d'être coulée au domicile du couple les intrigue. “Après avoir laissé Marie-Agnès et Françoise à Mâcon, je m'étais remis dessus. Je voulais me dépêcher de la finir car j’avais emprunté la bétonnière à un ami et mon beau-frère en avait aussi besoin pendant qu’il était encore en congés. Les gendarmes ont trouvé étrange que je m’y remette tout de suite en rentrant le soir, ils ont pensé que je les avais tuées et que je les avais enterrées sous ma terrasse”, s'émeut-il aujourd'hui. L'épisode l'a traumatisé.
Mais les Charolais n’ont rien à cacher. Ils acceptent qu’on fasse démonter celle-ci. Aucun corps ne s’y trouve. Après toutes les vérifications effectuées, jusqu’à ramener le mari sur l’esplanade Lamartine, cette porte se ferme pour les gendarmes.
Assis sur cette terrasse qui a été l’objet de tous leurs maux, le couple raconte un séjour des jeunes belges chez eux qui a en fait été des plus banals. “Tout s’est bien passé pendant ces deux jours. On a profité de l’occasion pour leur faire visiter les vignobles du Beaujolais, où on a rendu visite à un copain vigneron avec notre beau-frère.”
Ils étaient de simples amis, rencontrés lors des vendanges chez un copain en Champagne les étés précédents. L’affaire les a grandement marqués, tous les deux. “Françoise et Marie-Agnès étaient sérieuses et organisées, posées, pas des têtes en l’air, mais aussi des filles enjouées, elles voulaient vivre”, se désolent-ils. C'est chez eux que les cousines téléphonent pour la seule et unique fois à leurs parents.
“Leur disparition, l'enquête... Ça a été dur. Et ça a continué après, avec les gens qui nous appelaient sans cesse pour en parler, pour nous dire des choses qu’il fallait plutôt dire aux gendarmes”, relatent les Charolais qui, au moment de nous décrire ces douloureux souvenirs, ne savaient pas encore que la suite des événements avait finalement mené les enquêteurs bien loin de la Saône-et-Loire.
Le routier savoyard a menti
Près d’une décennie s’est écoulée. Et voilà le routier savoyard qui fait de nouveau face à des agents des forces de l’ordre. Cette fois, il ne s’agit plus des gendarmes mais des hommes de la police judiciaire de Chambéry. Ils ont pris le relais des investigations depuis juillet 1993. Le juge d’instruction Marc Baudot avait souhaité changer de point de vue sur ce dossier à l’arrêt. Une décision payante. Car le capitaine Jean-Yves Michellier et son coéquipier Patrick Manniez parviennent à faire plier le chauffeur poids-lourds.
B. R. avoue avoir menti. Ce n’est pas son numéro de téléphone personnel, comme il l'affirmait, qu’il a laissé aux cousines liégeoises mais celui d’un bar d’Aix-les-Bains, rue Davat, où pouvait être joint l’un de ses amis : C. S. de ses initiales. Il l’a prévenu dès le 20 août : des jeunes touristes belges vont le contacter. “Le routier nous aura menti pratiquement jusqu’à la fin des investigations. Il était mort de trouille”, souligne Jean-Yves Michellier. Deux hypothèses vont alors peu à peu se détacher pour la PJ : le double-crime crapuleux ou l’enchaînement criminel après un accident.
Avant cela, pour parvenir aux aveux de B. R., les policiers de la Crim’ de Chambéry ont dès le départ entrepris de reprendre l’enquête à zéro. “Au début, on ne s’attendait pas à une conclusion différente de celle des gendarmes, admet Jean-Yves Michellier. Mais nos investigations ont démontré le contraire.” Car Marie-Agnès Cordonnier et Françoise Bruyère sont bel et bien parvenues à rejoindre Aix-les-Bains.
Elles n’auraient d’ailleurs pas quitté Mâcon le 22 août au soir. Un commerçant de Saint-Laurent-sur-Saône - ainsi que “d’autres témoignages en nombre très réduits” - affirme aux policiers les avoir vues faire du stop le lendemain matin. “Elles seraient même venues faire des achats dans sa boutique. Le stop n’avait pas dû marcher et, l’hypothèse, c’est qu’elles ont passé la nuit du côté de Saint-Laurent. Près du pont, il y a un jardin public, le lieu n’est pas plongé dans le noir et, étant près de la gendarmerie, paraît sécurisant”, éclaire le capitaine Michellier. “Leur idée était de faire du stop de l’autre côté du pont, côté Ain, elles en prenaient la direction quand on les a laissées”, précise le couple de Marcilly.
Marie-Agnès Cordonnier et Françoise Bruyère ont sans doute passé la nuit dans ce secteur, près du pont Saint-Laurent à Saint-Laurent-sur-Saône.
Un peu plus loin, se trouvent un parc et la gendarmerie.
Le parc fait face à la ville de Mâcon et à l'esplanade Lamartine, où ont été déposées les deux Belges par leurs amis du Charolais le 22 août en fin de journée.
La proximité de la gendarmerie, accolée au parc, a pu donner “un sentiment de sécurité” aux deux auto-stoppeuses, selon l'ex-capitaine de la police judiciaire, Jean-Yves Michellier.
La suite des investigations va conforter l'hypothèse qui se dessine. Car ce même commerçant a aussi vu monter les deux Liégeoises dans une voiture que les policiers retrouvent. “Le propriétaire de cette voiture était un ouvrier, un garçon qui habite près de Chambéry, un peu timide. Il avait eu peur de témoigner et qu’on le soupçonne lui à l’époque.”
Le jeune ouvrier emmène, ce jeudi 23 août, Marie-Agnès et Françoise jusqu’au tunnel du Chat (5), près du Lac du Bourget.
Puis un instituteur les véhicule à son tour depuis l’aire de Charpignat (6), près du Bourget-du-Lac, jusqu’à son domicile à Bassens (7), à proximité de Chambéry. “Cet homme-là ne lisait pas la presse quotidiennement mais il a fini par tomber sur un article portant sur les deux disparues. Ça lui a fait tilt et c’est comme ça qu’il s’est manifesté”, rapporte Jean-Yves Michellier.
Leurs témoignages, capitaux, sont décortiqués. Les détails qu’ils donnent ne sont que trop convaincants. “Ces deux automobilistes ont discuté avec les deux Belges durant les trajets, donc ils ont pu ressortir des éléments décisifs qui correspondaient à leur description.”
Marie-Agnès et Françoise ne restent chez l’instituteur que le temps d’un coup de fil depuis son domicile. Elles lui disent téléphoner à “un ami”, sans doute au numéro de ce bistrot que le routier savoyard leur avait donné. Une demi-heure plus tard, un homme peu affable, reprochant aux Liégeoises d’avoir appelé tard, vient alors les chercher. “Ce gars un peu louche était une relation de l’ami du routier. Nous n’avons malheureusement jamais pu l’identifier”, regrette Jean-Yves Michellier.
Les deux cousines sont conduites le soir-même du 23 août dans une étroite rue d'Aix-les-Bains, la rue Davat (8), dominée des deux côtés par de larges immeubles montés sur trois étages.
Grands sacs sur le dos, Marie-Agnès Cordonnier et Françoise Bruyère ne passent pas inaperçues à leur arrivée au bistrot, un commerce “un peu glauque” qui a disparu depuis. Pourtant, les langues vont avoir du mal à se délier. “Là encore, on se retrouve dans un contexte avec des individus qui connaissent la musique, qui restent muets.”
“Les filles, là où elles sont, on ne les retrouvera jamais.”
Jusqu’à ce qu’un premier craque. “Un client a fini par nous dire qu’il avait vu deux jeunes filles arriver dans ce bar le 23 août vers 19 h 30.” C’est fort de cette information que les enquêteurs réussissent à faire céder B. R., qui nie en revanche avoir revu Marie-Agnès et Françoise, étant rentré chez lui le samedi 24 août.
“Il affirme ne pas savoir ce qu’il s’est passé ensuite. Il dit avoir menti parce qu’il a reçu des menaces contre lui et sa famille, on lui avait dit de la fermer, qu’on voyait un peu trop les flics par chez lui. Car déjà à l’époque, les gendarmes s'étaient intéressés à son cas et à celui de son entourage, rapporte Jean-Yves Michellier. Le routier, ce n’était pas un mauvais bougre, mais le problème c’est qu’il avait des relations plus que douteuses. Il fréquentait une bande de voyous qui avaient beaucoup d’antécédents judiciaires. Et ils allaient tous dans ce bar de la rue Davat.”
Aux policiers, B. R. finit même par lâcher ce qu’on lui a confié : “Les filles, là où elles sont, on ne les retrouvera jamais.”
Une Jeep nettoyée à l’acide
L’effet domino n’est pas allé à son terme, mais en a été proche. Seule la dernière pièce a tenu debout. Avant cela, une langue déliée en a valu plusieurs. Après le client du bar de la rue Davat, suivi de B. R., le gérant du bistrot lui-même reconnaît devant les enquêteurs avoir vu les deux jeunes Belges dans son établissement ce soir du 23 août.
Il s’est souvenu que C. S. avait reçu un appel pour lui peu avant, et qu’avec son comparse ils étaient partis puis revenus une heure plus tard avec les deux jeunes filles. C. S. aurait souhaité les loger dans une chambre du bar, mais aucune n’était libre. Les deux hommes auraient alors emmené Marie-Agnès et Françoise autre part, sans dire où. Le gérant a également confié aux enquêteurs que, lorsque C. S. est repassé au bistrot le lendemain, il aurait révélé ne pas avoir réussi à leur trouver un logement. “Ça s’est mal passé”, aurait-il déclaré, sans en dire plus.
L’amie du gérant du bar confirme ensuite à son tour avoir vu les Liégeoises. “Elle raconte même s’être prise les pieds dans un des sacs des deux jeunes Belges, qui était dans le passage, et avoir reconnue une des deux filles sur un avis de recherche”, narre le retraité de la PJ. “Sans doute par peur”, elle n’avait rien dit aux forces de l’ordre non plus.
Toutes ces personnes sont vraisemblablement les dernières à avoir vu Marie-Agnès Cordonnier et Françoise Bruyère. “Après, c’est le mystère”, admet Jean-Yves Michellier. Aucun indice ne permet de localiser les corps. Ce qui n’empêche pas les investigations de se poursuivre, les hypothèses de se développer et finalement d’identifier un potentiel suspect : C. S.
Âgé de 28 ans à l’été 1984, il est alors un homme des plus violents. “Il vit dans l’oisiveté, a des problèmes avec l’alcool et a de lourds antécédents judiciaires, décrit Jean-Yves Michellier. Il a notamment agressé un homme dans les bois, à coups de bouteille, avant de lui rouler dessus en voiture. Le gars n’a pas été tué mais on l’a retrouvé dans un piteux état.”
Denis Bruyère le concède : “Françoise et Marie-Agnès étaient pétillantes et enthousiastes. Rencontrer des personnes malsaines de ce genre, elles n’y étaient pas préparées...”
Surtout, C. S. et son entourage ont libre accès au garage de son ami routier - “il servait d’atelier pour bricoler des voitures, notre suspect était toujours fourré là-bas”, souligne l'ex-enquêteur - et donc à la fameuse Jeep, celle avec laquelle B. R. comptait emmener les jeunes Belges sur les hauteurs du lac du Bourget à son retour.
“Lorsque le routier rentre chez lui le samedi, il constate que la Jeep est accidentée. Elle roule encore mais est bien enfoncée, il y a eu un vrai choc. Surtout, elle a été nettoyée à l’acide, si bien qu’il y a des parties mécaniques qui ont été altérées”, décrit l’ex-capitaine de police. Un accident a-t-il mené à un enchaînement criminel ? C’est bien l’une des hypothèses de Jean-Yves Michellier.
Au vu des éléments réunis contre lui, celui qui est devenu le principal suspect est finalement arrêté, inculpé et incarcéré au milieu des années 90. On l’interpelle dans la banlieue parisienne, aux Essarts, dans la caravane dans laquelle il vivait. “Quand on lui a dit pourquoi on l’arrêtait et avant de partir, il a balancé à sa copine : “Occupe-toi des chiens, je ne suis pas prêt de revenir…” Quand on est innocent et qu’on n’a rien à se reprocher, on ne parle pas comme ça”, pose Jean-Yves Michellier, amer que la suite ne lui ait pas donné raison.
La vedette de la chanson et le suspect qui file à l'anglaise
Devant le juge d’instruction Marc Baudot, C. S. nie en bloc. La loi oblige le magistrat à abdiquer. “Il a fait dix jours de détention provisoire et là on a vu débarquer en jet privé un avocat parisien réputé. Sans doute avait-il été mandaté par sa tante, qui était une vedette de la chanson à l’époque, car lui n’avait pas les moyens de se le payer. L’avocat a réussi à obtenir sa libération devant la chambre d’accusation”, se remémore, dépité, Jean-Yves Michellier.
“Que la justice ait pu laisser repartir libre cet homme, ce n’est pas objectif de sa part”
Pas de preuves matérielles, pas de corps, alors que les techniques scientifiques et les outils technologiques sont encore trop limités pour pouvoir aider : les charges sont jugées insuffisantes par la justice. “On en a vu dans le box pour moins que ça”, déplore néanmoins le capitaine Michellier, pour qui le renvoi devant une cour d’assises aurait été possible. “Que la justice ait pu laisser repartir libre cet homme, ce n’est pas objectif de sa part.”
Et si 39 ans après C. S. ne parlera plus, étant décédé en mai 2020 à l’âge de 65 ans, le retraité de la PJ n’en démord pas pour autant : “Il n’était pas le seul à savoir. Même si plusieurs sont morts aujourd’hui, beaucoup de personnes ont été en contact avec les jeunes filles. Le décès du suspect peut encore délier des langues.”
Et la célèbre chanteuse de porter sans doute un lourd fardeau. “Savait-elle qu’elle défendait à ce moment son neveu dans une affaire aussi grave ? Nous n’en savons rien, elle a choisi de rester dans le secret”, se désole Denis Bruyère, qui aurait aussi aimé une justice belge plus incisive. “Mais visiblement, elle a d’autres chats à fouetter que de remuer une vieille dame...” “Ce n’est pas beau la vie”, pourrait-il être tenté d’entonner.
B. R., le routier savoyard, serait quant à lui toujours vivant.
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