Affaire Carole Soltysiak : Iaco, le Sphinx et l’ombre de Francis Heaulme
Cold cases de Saône-et-Loire (5/10)
Un an après l’ouverture d’un pôle judiciaire national dédié aux cold cases, le JSL revient sur les crimes non résolus de Saône-et-Loire. Aujourd’hui, retour sur l’affaire Carole Soltysiak. Cette Montcellienne de 13 ans a été retrouvée sans vie le 18 novembre 1990, dans le bois de Rozelay à Perrecy-les-Forges, poignardée à quatre reprises. Deux suspects ont été mis en examen en 2000 et le sont toujours aujourd’hui…
L’effroi saisit le chasseur. La forme blanchâtre qui se dessinait au pied des arbres nus, au gré de ses pas sur ce chemin humide du bois de Rozelay, est celle d’une jeune fille complètement dévêtue, sans aucun signe de vie.
Elle gît sur le dos, sur un lit de feuilles mortes, la tête reposant contre un tronc. De multiples plaies et marques parcourent son corps. Un lien enserre son cou. L’homme s’en retourne, se met à courir. Sa voiture se trouve loin.
Il est 10 h 30 ce dimanche 18 novembre 1990, la sonnerie du téléphone retentit au commissariat de Montceau-les-Mines, le chasseur est au bout de la ligne. Ce dernier ne le sait pas encore, mais il vient d’annoncer la découverte du corps de Carole Soltysiak, 13 ans. On était sans nouvelles d’elle depuis la veille. La Montcellienne avait disparu à 700 mètres de chez elle, soit à près de 10 km du bois de Rozelay...
Trente-trois ans plus tard, alors que le mystère de sa mort n’est toujours pas levé, la souffrance ne s’est pas éteinte dans le cœur de ses proches. « J’ai tous les jours et tous les soirs ma fille dans la tête, relate Betty. La nuit dernière encore, je me suis réveillée en sursaut vers trois heures, je voyais Carole se faire violer... »
Le meurtre de l’adolescente, fille d’une employée de la Ville de Montceau et d’un ancien mineur, crée une véritable onde de choc en Saône-et-Loire, engendrant un climat de psychose pesant. Tant à cause de la grande violence de ce crime - viol, tentative de strangulation, coups de couteau et corps partiellement brûlé - que de l’enchaînement d’homicides et de disparitions non résolus de jeunes femmes que vient de connaître le département ces six dernières années. Tous les regards se tournent alors vers les enquêteurs et l’institution judiciaire.
Puis dix ans passent. L’étau se referme enfin sur deux hommes, mis en examen en novembre 2000. Vingt-trois années de plus défilent. Libérés après quelques mois sous contrôle judiciaire, Alain L. et François I., surnommés le Sphinx et Iaco, sont probablement aujourd’hui les plus vieux mis en examen de France.
Elisabeth - Betty - Soltysiak a néanmoins peu de doutes sur leur culpabilité, malgré le poids des années : « Je peux me tromper, mais je sens que c’est eux. Comme lorsque j’ai ressenti les coups de couteau qui ont tué ma fille. »
Une faible lueur d’espoir résiste et réside désormais dans le tout récent pôle national judiciaire dédié aux cold cases, à Nanterre, qui a récupéré le dossier en mars dernier. « C’est notre dernière chance », juge la mère de Carole.
De nouveaux yeux pour se plonger dans les piles de dossiers accumulées, et trouver les pièces manquantes du puzzle. Si ce n’est un détail, peut-être un troisième individu. Maître Didier Seban, l’avocat de la famille, n’en pense pas moins : « Mon hypothèse, ça a toujours été qu’ils étaient trois. C’est pour ça qu’on s’intéresse à Francis Heaulme et qu’on va demander au pôle de travailler cette piste en priorité. » L’ombre du tueur en série ne cesse de planer sur l’affaire...
Disparue à 700 mètres de chez elle
« Elle devait la ramener à 18 h. » Betty Soltysiak garde une pointe d’amertume. C’est la mère d’une amie de Carole qui, ce samedi 17 novembre 1990, doit reconduire sa fille jusque chez elle dans l’après-midi, après sa sortie au centre-ville de Montceau-les-Mines, une commune d’un peu plus de 20 000 habitants. Le refus de l’adolescente, préférant rentrer avec son oncle, est le premier aléa d’une journée qui va la précipiter dans les griffes de ses agresseurs. « La mère de sa copine aurait dû s’imposer et la ramener comme convenu », regrette Betty.
Un cadeau surprise pour sa mère dans les mains - des sels de bain à l’occasion de la Sainte Élisabeth - Carole a laissé son amie repartir. Impossible en revanche de trouver son oncle. « Cet après-midi là, il était malheureusement parti jouer un match de foot au Creusot », retrace Betty. Alors sa fille se dirige du côté de l’église toute proche, y rejoignant son petit ami Laurent, de quatre ans son aîné, en train de faire du skate. C’est lui qui va finalement la raccompagner. « Elle ne rentrait jamais seule », insiste la mère de Carole.
17 h 45. Le jour s’assombrit et l’adolescente de 13 ans n’est plus qu’à 700 mètres de chez elle, en compagnie de Laurent. Ils ne distinguent pas encore sa demeure. Autour d’eux, les volets se ferment sur les façades des quelques maisons et HLM qui peuplent le quartier du Vernois, plus clairsemé qu’aujourd’hui.
Le jeune couple se sépare peu avant le carrefour où la rue du Vernois est rejointe par celles du 19-mars-1962, de la Place-Pageot et de Camille-Blanc. Laurent, qui vit près du lycée Henri-Parriat, doit rentrer. « La famille de son petit ami était très carrée, quand il fallait revenir à 18 h, c’était 18 h, pas 18 h 01, témoigne Betty. Il avait les yeux rivés sur sa montre. » Il part dans le sens inverse. Il ne reverra plus sa petite amie. Carole Soltysiak ne parcourra jamais les 700 mètres restants.
Très vite, l’angoisse commence à poindre au sein du foyer familial. La jeune fille, dont on loue la maturité, n’a pas pour habitude d’avoir du retard. « Et je n’avais pas le numéro de téléphone de la mère de sa copine, elle venait tout juste de faire sa connaissance », se désole Betty.
Vers 18 h15, alors que la nuit tombe, on décide de partir à sa recherche. Jean-Luc, le père de Carole, se rend au domicile de Laurent. Le garçon n’a rien vu. Prévenus, tous les membres de la famille se mettent alors à interroger les passants, sillonner les environs. En vain.
Prévenu, le commissariat de police de Montceau ne bouge pas un orteil. « Il fallait qu’ils attendent un certain nombre d’heures pour dire qu’elle était disparue », grommelle Jean-Luc. « La seule question qu’ils m’ont posée, c’est "est-ce-qu’elle a des problèmes avec vous ?", j’ai répondu que non », rapporte Betty. Il faut attendre plusieurs heures et un nouvel appel au commissariat pour que des recherches débutent enfin. Trop tard.
« Je me suis mis des coups sur la poitrine et j’ai dit à Jean-Luc : "Carole est morte." J’ai senti qu’on la tuait… »
Personne ne dort. Au milieu de la nuit, Betty sort soudainement dehors, sous la bruine, pieds nus et épouvantée. Elle se porte des coups à la poitrine, instinctivement. « J’ai dit à Jean-Luc : "Carole est morte." J’ai senti qu’on la tuait… » Il ne veut pas y croire. Elle ne se trompe pas.
Le couple découvre la dépouille de sa fille le lendemain. Il est dirigé vers la gendarmerie de Perrecy-les-Forges puis vers l’hôpital Jean-Bouveri à Montceau. Sur le chemin, il passe à bride abattue devant le bois de Rozelay, remarque des policiers dérouler des bandes rayurées…
« On se précipitait à l’hôpital. Ils nous ont même arrêtés quand ils ont vu la vitesse à laquelle on allait. On leur a expliqué pourquoi, ils nous ont laissé repartir, sans rien dire », se remémore Betty.
Au centre hospitalier, l’affolement de Betty atteint son paroxysme. Elle comprend. Le Dr Guillemin, médecin légiste, lui présente un bracelet puis une bague. « C’était à ma fille. » Ils passent dans la salle voisine. Carole est allongée, un drap la recouvrant, ne laissant émerger que son visage. « Je me suis dit qu’elle était en train de dormir. » Betty tente d’arracher le drap. On l’arrête. On appelle un infirmier, on l’assoit. Elle hurle. « Alors ils m’ont fait une piqûre et m’ont mise dans une chambre. »
Elle en sort seule au bout de quelques jours, avec une seule chaussure, ne tenant plus. « À cette époque, on n’était pas assisté, il n’y avait pas de psychologue. Personne n’était venu me voir. » Et marche jusque chez ses parents, non loin. Le combat de sa vie commence.
Un scénario macabre et des analyses scientifiques toujours sollicitées
Les conclusions de l’autopsie, si elles ne permettent pas de définir l’heure de sa mort, déterminent que Carole Soltysiak a succombé à quatre coups de couteau portés au thorax. « L’arme blanche semblait être un couteau tout à fait classique. Les coups ne sont pas portés au hasard, le tueur savait ce qu’il faisait », souligne Claude Jeanguenin, ancien major de la section de recherches de Dijon, qui a été en charge de l’enquête de 1997 à 2001.
Des traces de strangulation relevées autour du cou, ainsi qu’une sangle couleur kaki trouvée dessus - dont l’origine n’a jamais pu être identifiée - indiquent qu’on a d’abord tenté de l’étouffer. « On peut aussi penser que cette sangle a servi à la maintenir dans la voiture, d’où les marques », indique l’ex-directeur d’enquête. De l’essence ou du gasoil ainsi que de l’alcool fort sont aussi retrouvés sur sa peau, sans doute pour essayer de brûler sa dépouille, en témoignent certaines plaies. « On avait également fait boire Carole. Elle avait 0,7 g d’alcool par litre de sang », précise l’ancien enquêteur.
Sur les lieux, sont également saisis un poil pubien masculin sur le corps de la jeune fille, tandis que des traces de sperme sont trouvés. En revanche, l’adolescente ne portait que quelques bijoux à sa découverte. Ni son blouson vert à capuchon, ni son foulard, son pull, son jean et ses autres vêtements, ni même les sels de bain qu’elle avait achetés pour sa mère n’ont été retrouvés.
De ce scénario macabre, ressortent tout de même des éléments qui, s’ils n’ont pas été décisifs jusqu’ici, donnent de l’espoir afin d’arracher la vérité. Des éléments pour lesquels maître Didier Seban sollicite toujours des analyses scientifiques : « J’espère que le transfert du dossier à Nanterre permettra d’en accélérer le traitement », indique-t-il.
Climat de psychose dans le Bassin minier
« Des jeunes filles et femmes seules hésitent désormais à s’aventurer dans la rue. » Comme l’a dépeint le JSL le 24 novembre 1990, la psychose a enveloppé le Bassin minier dans les jours qui ont suivi le sauvage assassinat de Carole. Alors que nombre de parents osaient à peine laisser sortir leurs enfants, des signalements d’agressions se sont multipliés.
On relate notamment que la veille du crime, vers la même heure (18 h 15) à Saint-Vallier, une jeune fille de 16 ans a été agressée par un homme d’une trentaine d’années, qui a fini par prendre la fuite en voiture après que celle-ci lui a échappé. Scénario semblable l’après-midi de l’enlèvement de Carole, lorsqu’une femme d’une trentaine d’années a été à son tour agressée par un homme rue de Mâcon à Montceau, avant qu’elle ne lui échappe aussi.
Puis un épisode particulièrement caractéristique de la situation environnante est survenu suite à un article de presse. Celui-ci relatait que le conducteur d’une Ford Escort blanche était suspecté de violences sexuelles sur un garçon de 13 ans, retrouvé traumatisé près de Chalon-sur-Saône. Quelques jours plus tard, le 23 novembre 1990 à Blanzy, une femme remarque une Ford blanche et, se pensant suivie, se réfugie auprès d’un commerçant pour appeler les secours. Le centre-ville se trouve alors bloqué pendant une demi-heure par les forces de l’ordre. Fausse alerte néanmoins, l’homme en question est immédiatement mis hors de cause.
Autre drame qui a intrigué et participé à la paranoïa ambiante, le jour du meurtre de Carole, Geneviève Foatelli, mère de famille, a disparu dans les environs de Gueugnon. Son corps sera retrouvé quelques semaines plus tard dans une tenue différente. On conclura à un suicide.
Enfin, depuis 1984, quatre meurtres - Christelle Maillery, Sylvie Aubert, Marthe Buisson et Nathalie Maire - et deux disparitions - Marie-Agnès Cordonnier et Françoise Bruyère - de jeunes femmes s’étaient succédé en Saône-et-Loire et restaient irrésolus. Ce qui est toujours le cas en ce qui concerne les cinq dernières jeunes femmes.
Iaco et le Sphinx
9 novembre 2000. Une voiture s’arrête soudainement au niveau d’un carrefour où se rejoignent quatre rues, celles du 19-Mars-1962, du Vernois, de la Place-Pageot et de Camille-Blanc. À l’intérieur, le major Claude Jeanguenin reste béat. Il jette un regard vers la juge d’instruction. Alain L., dit le Sphinx, vient de les conduire à l’endroit même où Laurent a laissé Carole dix ans auparavant, juste avant qu’elle ne disparaisse. « Il nous dit : "C’est là qu’on a monté la jeune fille dans la voiture" », relate l’ancien enquêteur de la section de recherches de Dijon. Et le Sphinx lâche son prénom : « Carole. »
Après tant d’efforts, Alain L., interpellé dans le même temps que François I., dit Iaco, parle enfin. Le gendarme n’est pourtant pas au bout de ses surprises. Le suspect ira plus loin encore dans ses aveux, menant à sa mise en examen et à celle de Iaco, avant que tout ne se fige en l’espace de quelques mois.
L’enquête relancée en 1997 semblait pourtant sur le point d’aboutir et les difficultés enfin surmontées. Elle avait ciblé les bandes de jeunes marginaux des quartiers de Montceau et Saint-Vallier et avait supposé que plusieurs agresseurs étaient impliqués. « Carole se serait défendue, atteste Betty Soltysiak. Elle aurait eu des marques si son agresseur avait été seul. Ils devaient être deux, même trois pour la maintenir dans la voiture. »
Les investigations s’étaient ensuite resserrées autour de la bande de la cité Gautherets, ce quartier de Saint-Vallier construit pour les mineurs, aux rues parfaitement droites bordées de ces maisons triangulaires si caractéristiques. "La petite Pologne", comme on l’appelle. Un lieu où résidait une partie de la famille de Carole. La jeune fille s’y rendait ainsi de temps à autre. « Mais elles ne connaissaient pas les deux suspects », assure Betty.
En novembre 1990, Alain et François, âgés de 21 et 22 ans, y vivaient néanmoins, à proximité immédiate des grands-parents, d’une tante et d’un oncle de l’adolescente. Avec le surnommé Falco, ils formaient le socle de la bande des Gautherets.
Et les deux comparses, eux-mêmes fils de mineurs, se trouvaient alors déjà à la dérive, baignant dans l’alcool, chacun plongés successivement dans des phases de dépression. La situation n’a fait que s’aggraver depuis, disséminant au fur et à mesure des pistes à suivre...
« À l’interpellation d’Alain, on découvre qu’il y a eu un coup de fusil avec son père », rembobine Claude Jeanguenin. Dans une crise de rage, le paternel alcoolique avait en effet tiré une balle de 22 LR dans l’épaule du fils, le soir du 2 novembre 1994, le laissant invalide à 80 %.
La relation familiale, conflictuelle, éprouvée par le suicide de la mère qui s’était jetée dans le canal en 1985, se voyait alimentée depuis quelques années par des références fréquentes, au sein du domicile, à un « vêtement de femme » énigmatique. Et par le malaise dépressif inexplicable d’Alain chaque mois de novembre.
Les langues ont fini par se délier
Un travail de très longue haleine a été nécessaire pour parvenir à l’arrestation d’Alain L. et de François I. Trois années de plus après sept premières infructueuses, lorsque la section de recherches de Dijon a confié le dossier à un major expérimenté venu de Reims, Claude Jeanguenin. « Mes prédécesseurs avaient fait un travail colossal. C’est une armoire remplie de dossiers que j’ai trouvée à mon arrivée. Il ne leur avait pas manqué grand chose », souligne toutefois celui qui a repris l’affaire dès son arrivée en janvier 1997.
Quelques pistes avaient alors été identifiées, sans suite. À ce moment, les soupçons étaient encore loin de porter sur Iaco et le Sphinx, des individus seulement coupables de quelques délits mineurs, entre violences, vols et conduite en état d’ébriété. Il manquait des éléments décisifs. Ce que, peu à peu, les équipes de la SR ont fini par trouver, entre fréquentation des lieux par les suspects, témoignages troublants de leur entourage et portraits-robots.
« On suppose qu’ils connaissaient les lieux du meurtre »
La zone où le meurtre a été commis est ce premier élément. Elle ne semble pas choisie au hasard. Le bois de Rozelay est isolé, connu avant tout des chasseurs et pêcheurs (un étang se trouve au milieu) et se situe loin du domicile des Soltysiak, à environ 10 km.
La solution ne pouvait cependant pas être trouvée à l’endroit exact du crime. Dès le premier jour suivant le drame, il avait été fouillé sans succès, alors que le chemin où avait été découvert le corps de Carole avait été souillé par les véhicules de police intervenus sur les lieux. « Les traces de pneus observées ont été recouvertes par d’autres, elles n’ont jamais pu être identifiées », confirme l’ex-directeur d’enquête. Impossible donc de les comparer à celles du véhicule qui sera plus tard suspecté d’avoir servi à l’enlèvement.
L’indice tant attendu se trouve en fait à 300 mètres de là, dans une ferme abandonnée. Au cours d’une nouvelle tentative pour trouver les vêtements de Carole, la section de recherches fait inspecter un puits au milieu de celle-ci.
« Personne ne savait s’il avait été sondé auparavant. A priori ce n’était pas le cas. Finalement, on n’a trouvé que des déchets dont les dates de péremption dataient de 1988, 1989. Mais on s’est donc demandé qui venait manger et faire la fête ici dans cette ferme. » Réponse : plusieurs bandes de jeunes des environs, dont celle des Gautherets… « On n’a jamais compris comment cette information n’était jamais remontée avant à la SR », s’étonne encore aujourd’hui Claude Jeanguenin.
Et dans cette bande, figuraient donc François I. et Alain L., comme l’apprendront plus tard les gendarmes. « À partir de là, on suppose donc qu’ils connaissaient les lieux. »
Des témoignages troublants
Bien que les équipes travaillent sur d’autres pistes annexes, dont celle de Francis Heaulme, les limiers de la SR se rapprochent ainsi de plus en plus de ces groupes de jeunes gens désormais quelque peu divisés.
Les ex-membres de la bande des Gautherets sont interrogés un à un, prudemment, car les gendarmes ne veulent pas qu’on sache que leur enquête porte sur le meurtre de Carole Soltysiak. Les consciences remuées, les langues finissent par se délier. L’agitation fait remonter, invariablement, les noms d’Iaco et du Sphinx dans les échanges. « C’est la première fois qu’ils vont apparaître dans la procédure », pointe Claude Jeanguenin.
Après s’être replongés dans les innombrables pages du dossier, les enquêteurs finissent tout de même par retrouver un lien avec l’un des deux hommes : une vieille note non exploitée de Jean-Luc Soltysiak, le père de Carole. Datée du 16 novembre 1994, elle rapporte le comportement agressif envers les femmes et globalement étrange d’une famille de la cité des Gautherets.
Les querelles et sous-entendus des trois membres qui la constituaient interpellaient le voisinage. Elles tournaient autour de « fringues » découverts dans la cave du domicile et d’un secret, tel un fardeau, dont ils n’osaient parler librement. Déchirée, torturée, cette famille comptait alors un père et ses deux fils, parmi lesquels... Alain, dit le Sphinx.
Il n’en faut pas plus. Le 19 septembre 2000, Alain L. et son père sont interpellés et placés en garde à vue, et leurs domiciles - Alain était alors parti vivre dans une commune voisine - perquisitionnés. Alors que les fouilles ne donnent rien, les deux hommes sont finalement libérés sans suites. Mais ils ont chacun semé des éléments suspects.
Car le père d’Alain dit se souvenir d’avoir trouvé, deux ou trois jours après le meurtre, « un foulard de femme » dans sa cave, ce qui avait éveillé chez lui des soupçons sur l’implication de son fils dans cette affaire de meurtre. Et les enquêteurs savent que Carole portait un foulard le 17 novembre 1990.
Car le Sphinx, juste avant d’être relâché, relate impulsivement une histoire troublante. Il affirme qu’un jour avec Iaco, en quittant le Quick-time - un fast-food qui se trouvait alors au centre-ville de Montceau-les-Mines - pour se rendre aux Gautherets, ils ont abordé une jeune fille qui s’est alors retrouvée dans leur voiture, une Fiat Panda blanche. Il tait son nom, mais les enquêteurs n’oublieront pas. Ils savent aussi que Carole a également été au Quick-time l’après-midi de sa disparition.
« Avant il faisait peur, puis après avoir tourné du "carafon" c’est devenu une loque. »
Les gendarmes insistent alors dans cette direction et finissent par apprendre, par l’entourage puis par une infirmière d’un établissement psychiatrique, qu’Alain est assailli chaque mois de novembre - date anniversaire du meurtre - par une dépression. « Il pleure, il n’est pas bien, des souvenirs lui reviennent, retrace le major Jeanguenin. Son frère ne cesse de lui demander ce qui ne va pas et quand on lui pose des questions, il répond sans citer Carole : "Ah parce que vous croyez que c’est moi qui l’ai tuée ?" On pense que le coup de fusil de son père est d’ailleurs parti d’une dispute à ce propos. »
De témoignages en témoignages, d’autres constats se dressent. D’abord, le trio inséparable que formait le Sphinx, Iaco et Falco a volé en éclats peu de temps après le crime.
Ensuite, tandis que le dernier a quitté soudainement la région quelques jours après, les deux autres ont sombré dans les années qui ont suivi. « Ils ne sont pas bien dans leur tête depuis cette affaire » ; « Ils ont pété les plombs grave », étalent à leur sujet différents témoins.
François I., meneur, bagarreur, s’est notamment toujours plus enfoncé dans l’alcool, les médicaments et le cannabis. « Avant il faisait peur, puis après avoir tourné du "carafon" c’est devenu une loque », décrit une de ses connaissances.
« Tu te souviens de la petite Carole ? Je sais quelque chose, mais je ne t’en parlerai pas. »
Enfin, le Sphinx, qu’on décrit comme un suiveur et un rêveur au début des années 90, semble définitivement obsédé par le meurtre de l’adolescente montcelienne, « alors qu’il n’avait aucun lien avec elle », fait ressortir l’ancien enquêteur.
Un de ses amis rapporte ces paroles en particulier qu’Alain lui a adressé : « Tu te souviens de la petite Carole ? Je sais quelque chose, mais je ne t’en parlerai pas. » Une autre proche, qui n’a fait sa connaissance qu’en 1994, explique également que début 2000, Alain s’adresse « spontanément et nerveusement » à elle en lui parlant d’une certaine Carole en ces termes : « Je suis sûr que tu crois que je l’ai tuée. »
Une agression et une virée suspectes : deux paires semblables de portraits-robots
À tout ceci s’ajoute un dernier élément, qui se trouvait déjà dans le dossier : deux paires de portraits-robots, très semblables mais établies à deux dates différentes.
La première provient d’un signalement effectué le 22 décembre 1990 à Auneau dans l’Eure-et-Loire, soit à près de 400 km de Montceau-les-Mines...
Et ce grâce à une habitante de cette petite ville, qui avait été intriguée par une voiture immatriculée en Saône-et-Loire stationnant dans sa commune. « En fait, elle était elle-même originaire de Saint-Vallier, elle avait suivi l’affaire Soltysiak et ça l’avait alertée », contextualise le major. Cette femme s’était donc approchée jusqu’à observer sur la banquette arrière des coupures de presse sur le meurtre de Carole Soltysiak, avant de voir deux hommes monter à bord du véhicule.
Prévenues, les forces de l’ordre sont arrivées trop tard sur les lieux mais des visages ont pu être reconstitués par la témoin, qui a aussi reconnu la voiture comme étant une Peugeot 305 break blanche.
La seconde paire est croquée le 8 mars 1991, après une nouvelle agression commise à Montceau-les-Mines à l’encontre d’une jeune fille de 16 ans. Le long du canal, vers 17 h 45, deux hommes avaient surgi d’une voiture, armés d’un couteau, et s’étaient saisis d’elle, la ceinturant et la menaçant avec ces mots à la résonance particulière : « De toute façon, tu auras le même sort que Carole. » Tandis qu’un troisième individu faisait marche arrière avec le véhicule.
L’adolescente étant tout de même parvenue à leur échapper, elle a pu donner suffisamment d’éléments pour identifier la voiture comme étant une Fiat Panda blanche et a pu dresser deux portraits-robots de deux de ses agresseurs, qui ressemblaient donc étrangement à deux autres... Ceux du 22 décembre 1990 établis dans l’Eure-et-Loire.
De ces deux témoignages et ces deux paires semblables de visages, les enquêteurs opèrent deux rapprochements avec François I. et Alain L.
« Les portraits-robots ne permettent pas de les identifier formellement. »
Le premier porte sur les véhicules utilisés. Si dans le cas de l’Eure-et-Loire, la Peugeot 305 break blanche n’a jamais pu être retrouvée, ils découvrent que François I. roulait en 1990 et 1991 avec une Fiat Panda blanche empruntée à sa mère.
Accidentée en 1992, sa trace est retrouvée à la casse. La voiture ayant été détruite, ils n’en récoltent rien matériellement mais peuvent faire le parallèle avec l’agression de l’adolescente montcellienne de 1991 et les déclarations d’Alain L. en garde à vue.
Le second concerne les particularités physiques des portraits, car les ressemblances avec l’apparence des deux hommes en 1990 sont notables, « bien qu’elles ne permettent pas de les identifier formellement », précise Claude Jeanguenin.
La diffusion des portraits-robots dans la presse, le 31 mai 1991, n’avait d’ailleurs rien donné, étrangement. « La plupart de leurs relations avaient remarqué des similitudes, s’étaient interrogés sur les ressemblances avec eux, mais ne s’étaient jamais manifestées avant qu’on ne vienne les voir », se souvient le major.
De plus, deux des portraits, qu’on n’assimile qu’en partie à Alain L., peuvent aussi correspondre - « et même plus encore » selon Claude Jeanguenin - à un troisième larron de la bande des Gautherets, toujours fourré avec les deux autres : Falco.
Un homme plus âgé de quelques années et qu’on décrit comme le sosie du chanteur Renaud. Et, surtout, un homme au comportement suspect. Car six jours après le meurtre de Carole Soltysiak, il était donc parti subitement du Bassin minier, sans prévenir son employeur, pour s’installer du côté de la Haute-Savoie. Et dans les heures qui ont précédé la disparition de la jeune fille, il se trouvait dans le centre-ville de Montceau, en atteste un retrait d’espèces de 500 francs qu’il a effectué rue Blanqui.
Le détail qui fait mouche
Les mailles du filet se referment ainsi inexorablement sur le duo, et en premier lieu sur le plus fragile, Alain. Si sa première mise en garde à vue à l’été 2000 et la perquisition menée chez lui et son père n’ont laissé que des suspicions, sa deuxième interpellation se révèle déterminante, jusqu’à ses aveux, qui mettent en cause son ami Iaco.
Arrêté le 9 novembre 2000 - Iaco l’a été la veille - Alain L. s’ouvre d’abord sans tout donner, sans citer Carole, esquissant simplement un scénario où les deux hommes auraient pris cette mystérieuse jeune fille en stop et l’auraient déposée chez elle. « Alors je lui ai demandé de nous montrer où ils avaient fait monter cette jeune fille », narre le major Jeanguenin.
« Prenez à droite, prenez à gauche », Alain L. leur paraît savoir exactement où il va, jusqu’à arrêter la voiture à l’endroit même où Carole Soltysiak a été vue pour la dernière fois par son petit ami Laurent. Et jusqu’à prononcer pour la première fois le prénom de l’adolescente, laissant pantois le gendarme et la juge d’instruction.
Le suspect fait alors évoluer sa première version à deux reprises. Sur les lieux, il explique qu’au départ, avec François I., ils allaient rendre visite à un copain dans le quartier du Vernois, que celui-ci étant absent, ils avaient dû faire demi-tour et que c’est à ce moment-là que Carole - car il ne dit plus « la jeune fille » - se retrouve dans leur voiture, la fameuse Fiat Panda blanche, avant que lui ne soit déposé devant le domicile de son père.
Il prétexte ensuite ne plus savoir ce qu’Iaco a fait de Carole. Il déclare seulement : « Je n’ai ni tué ni violé cette jeune fille, je n’ai qu’un seul reproche à me faire, c’est de ne pas avoir pu lui sauver la vie en évitant de la laisser partir avec Iaco. »
Puis, lors de son audition devant la juge d’instruction, Alain confirme ses dires précédents et, plus encore, les prolonge. Il affirme que François et lui ont en fait emmené Carole dans un bois. Il relate avoir vu Iaco se coucher sur elle. Il décrit ce dernier en train de lui porter des coups. Il détaille que François a voulu brûler le corps, et que, celui-ci n’y parvenant pas, il s’est alors lui-même saisi d’une bouteille de whisky et l’a aspergé avec dans ce but.
« Le fait qu’on avait retrouvé sur la dépouille de l’alcool de bouche, de l’alcool fort, c’est un détail que personne ne connaissait à part nous. »
Cette dernière précision vient de faire basculer l’enquête. « Le fait qu’on avait retrouvé sur la dépouille de l’alcool de bouche, de l’alcool fort, c’est un détail que personne ne connaissait à part nous », explique l’ancien limier de la SR de Dijon.
Les aveux du Sphinx, délivrés par bribes, conduisent un peu plus tard Iaco à avouer son implication à son tour, péniblement, et seulement devant les gendarmes. « Il était très vague, il interrogeait Dieu pour nous donner une réponse », se souvient le major.
Qu’importe, les deux hommes sont mis en examen et écroués dans la foulée. François I. pour viol sur mineure et homicide volontaire, Alain L. pour complicité de meurtre. Mais tous les deux mettent en cause un troisième homme.
Schizophrénie, troisième homme, ADN, reconstitution ratée... Le vent tourne
En dépit d’aveux circonstanciés et de nombre d’indices convergeant dans leur direction, la situation est fragile à l’annonce des mises en examen du Sphinx et d’Iaco. À tel point qu’elle va s’immobiliser, pour plusieurs raisons.
Les deux suspects se trouvent d’abord dans un piètre état, étant suivis depuis plusieurs années pour des troubles psychiatriques. « On a la preuve qu’ils étaient suivis déjà un à deux ans avant le meurtre », fait d’ailleurs valoir maître Pascale Bernet, avocate de François I. Si en 1990, aucun n’était diagnostiqué schizophrène, en 2000, au moment de leur interpellation et de leurs aveux, les deux le sont.
« C’étaient des zombies, admet Claude Jeanguenin. Surtout François, je me suis demandé ce qu’on allait en faire. Ils en étaient venus à boire de l’éther comme alcool… »
« À sa sortie de garde à vue, François était en pleine crise psychotique. »
Maître Pascale Bernet se souviendra même toujours de l’état dans lequel elle a retrouvé son client à sa sortie de garde à vue : « Il était en pleine crise psychotique. Il m’a dit qu’il avait avoué parce que les enquêteurs lui avaient promis qu’il rentrerait chez lui s’il le faisait. »
Et elle ne se montre pas tendre à propos des conditions dans lesquelles il a été interrogé : « Sur les 48 heures de garde à vue, il a été questionné 28 h 15, avec jamais plus d’1 h 15 de repos. Il y a eu une contrainte, une forme de pression exercée sur lui. »
De plus, un doute a germé. Celui du troisième homme. Chaque mis en examen a donné un même nom, celui d’un de leurs amis : Madjid B. Même âge et même profil que les deux premiers, entre violence, délinquance et schizophrénie. Avec néanmoins un rôle différent. Alain en fait un complice, tandis que François le tient pour responsable du viol et du meurtre.
Seulement, en 1990, ils ne le connaissaient absolument pas. « Ça ne pouvait pas être lui, on a vérifié et conclu qu’ils n’ont fait sa connaissance qu’en 1994 », résume Claude Jeanguenin.
Et Falco, dont l’absence surprend - un samedi soir qui plus est - parmi ce trio de fêtards qui écumait bars et boîtes de nuit ? « Les deux suspects ne font jamais mention de lui dans leur récit de cette soirée et on n’avait rien pour l’accrocher », expose l’ex-directeur d’enquête.
Lors de sa garde à vue le 7 novembre 2000, celui-ci avait en effet justifié son départ inopiné pour la Haute-Savoie par une querelle survenue avec son frère à propos de l’entreprise où ils travaillaient tous les deux. Pour le jour du meurtre, il avait affirmé avoir été déposé par ses deux comparses chez sa mère à Montceau-les-Mines et y être resté pour la soirée. Deux versions confirmées par son frère et sa mère.
Quant aux deux témoins qui ont permis d’établir les deux paires de portraits-robots, elles ont été incapables - près de dix ans après les faits néanmoins - de reconnaître sur tapissage photographique l’un de ces hommes.
Enfin, l’analyse ADN finit par enfoncer le clou. Le génotype du poil pubien trouvé sur le corps de l’adolescente, complet à 96 %, ne colle à aucun des deux mis en examen, pas plus qu’à Madjib B. ou à Falco. Tous sont loin d’atteindre les 96 %. « Mais 4 % manquant, c’est trop. D’ailleurs, ces 96 % correspondaient à plusieurs profils de personnes qui n’avaient rien à voir dans cette affaire », argue le major, qui, avec les progrès des techniques, demandera plus tard au juge de nouvelles analyses, en vain. « Le poil était devenu inexploitable. »
Sans élément matériel permettant de les confondre, la Cour d’appel de Dijon remet alors Iaco et le Sphinx en liberté, sous contrôle judiciaire, le 27 juin 2001, jugeant que leur pathologie psychotique nécessite un traitement psychiatrique lourd. « On n’a jamais revu d’enquêteurs ensuite », déplore Betty Soltysiak.
« La reconstitution est arrivée trop tard. Les deux sont restés motus et bouche cousues. »
Claude Jeanguenin regrette surtout que les juges d’instruction s’étaient alors succédé en peu de temps. « Juste après les aveux, j’ai dit à la juge qu’il fallait faire une reconstitution dès le lendemain. Ils étaient chauds, c’était le moment. Mais elle ne pouvait pas, elle était mutée à Lyon le mois prochain et il fallait qu’elle termine ses autres dossiers. »
Pour le major, le vent venait de tourner. De remplaçant en remplaçant, la reconstitution n’intervient qu’au bout de plusieurs mois. « C’était trop tard. Sur les lieux, les deux sont restés motus et bouche cousues. »
« Je ne sais même pas si François se souvient de l’affaire et de moi. »
Depuis, au gré des améliorations des techniques scientifiques, de multiples nouvelles analyses ont été sollicitées. Aucune n’a jusque-là permis de prouver la culpabilité de François I. et Alain L. Ce sont des ADN inconnus, certains peut-être même pollués au gré des manipulations, qui ont été retrouvés dans le sperme, sur la sangle qui enserrait le cou de la jeune fille ou encore sous les ongles de Carole Soltysiak.
Parmi ces anonymes, un autre suspect glisserait-il pour autant entre les doigts de la justice ? Alain et François, qui n’ont plus été entendus depuis nombre d’années, peuvent-ils encore en dire plus ? Concernant le second, la réponse est non pour son avocate. « Je ne sais même pas si François se souvient de l’affaire et de moi », lâche maître Pascale Bernet.
Les racines du doutes ont néanmoins profité des années d’inertie et d’incertitude qui ont suivi pour prospérer. Et de nouveau alimenter l’hypothèse d’un troisième homme, à laquelle les avocats de la famille croient fermement.
Pas d’abolition du discernement au moment des faits
Dans le cas d’un éventuel procès, les deux suspects pourraient être jugés. Un rapport médical des Dr Alloy et Blanc atteste que leur discernement aurait pu être altéré au moment des faits, mais pas aboli. « Ce que je contesterai s’il y avait un procès », indique maître Pascale Bernet, l’avocate de François I.
Les combats d’une vie face à l’ignorance
Il est des drames qu’il faut avoir vécus pour les comprendre. Au-delà de son combat pour la vérité, c’est contre le déchirement de se sentir incomprise que Betty Soltysiak a longtemps lutté. « Des gens me fréquentaient uniquement par curiosité mal placée, je le voyais », se souvient-elle.
Dans l’attente de la nouvelle tant attendue, chaque jour, elle s’est vue confrontée à la fascination morbide qu’un tel crime génère, à l’ébahissement sans gène des passants ou simplement à la compassion malvenue. Un jour, une collègue lui a même fait remarquer qu’elle était célèbre, après l’avoir vue passer à la télé… « Je lui aurais laissé volontiers cette célébrité », assène Betty.
Parfois, cette mère brisée, au caractère bien trempé hérité de ses origines du sud de l’Italie, comme elle aime à le souligner, s’est aussi trouvée nez à nez, ou presque, avec des personnes venues jusque devant chez elle, « montrant la maison du doigt » pendant qu’elle se morfondait, assise sur sa chaise, dehors, à attendre Carole. Même le cimetière ne pouvait pas toujours lui offrir ce répit tant désiré. « J’en repartais parfois tout de suite parce qu’on ne me laissait pas tranquille… »
De quoi, entre les manifestations et appels à témoins lancés dans la presse, afin d’exhorter ceux qui savent à parler, lui faire penser à abandonner. L’incompréhension se cumulant à la douleur de la perte de sa fille et à l’échec des investigations. « Mais avec mon mari, quand l’un de nous tombait, l’autre le relevait, et ainsi de suite. Les enquêteurs ont aussi été extraordinaires avec nous. Ils nous tenaient au courant, nous soutenaient et faisaient aussi en sorte de nous changer les idées. »
« L’association Christelle a changé beaucoup de choses pour nous. »
L’association Christelle, dont Betty fait partie et qui aide les familles des victimes d’agressions criminelles, a ensuite été d’une grande aide pour elle. « On a tous vécu la même chose, rien qu’en se regardant, on sait, on partage notre douleur. L’association a changé beaucoup de choses pour nous. »
Elle n’est évidemment pas la seule à avoir été marquée par ce drame. C’est toute une famille qui a été touchée. Le père de Carole, Jean-Luc, qui ne s’adresse quasiment jamais à la presse, « garde ça en lui ». Tandis que Laurent, le petit ami de Carole, dernier témoin, « a été très mal aussi », sans doute marqué à vie.
Le couple Soltysiak se souvient également de ses difficultés à protéger ses deux autres filles, âgées de seulement 7 et 8 ans en 1990. « Ma deuxième a eu quelques problèmes au collège », se remémore Betty. Les préserver de ce drame, en les laissant dans une relative ignorance, s’est avéré délicat. « Elles voyaient la photo de Carole, les journaux… Être parents, ça s’apprend. Et après avoir vu des psychologues, je me dis qu’on aurait pu faire différemment. »
Puis le temps a fini par aplanir les difficultés et, aujourd’hui, elle se bat pleinement pour ses deux autres filles. « Elles méritent de savoir. Je veux vraiment qu’il y ait un procès. »
Car Betty Soltysiak reste convaincue qu’Alain L. et François I. sont derrière le meurtre de sa fille aînée. « Je le sens. Quand on m’a annoncé leur arrestation, j’ai fait un blocage, je ne voulais pas y croire, j’étais dans un drôle d’état. Puis quand ils ont été libérés, je suis tombée de très haut. Mais pour moi, les aveux sont trop nets. Ils n’ont pas pu inventer des choses pareilles. »
L’ombre de Francis Heaulme
Des coups de couteau précis. Une tentative d’étranglement. Un corps de jeune fille retrouvé nu dans un lieu reculé, sur lequel on a seulement laissé quelques bijoux. Il s’agit du descriptif de trois meurtres, commis en 1984, 1990 et 1991. Ce sont ceux de Lyonelle Gineste, Carole Soltysiak et Laurence Guillaume, 17, 13 et 14 ans. Le mimétisme est troublant. Deux de ces homicides portent la marque de Francis Heaulme.
La piste du tueur en série est la première sur laquelle se penche le major Claude Jeanguenin lorsqu’il reprend l’enquête sur l’assassinat de Carole Soltysiak. « J’avais déjà eu affaire à lui pour trois meurtres quand j’étais à Reims. Carole Soltysiak, ça pouvait lui ressembler », souligne-t-il. Les suspicions autour du tueur en série - qui croupit aujourd’hui en prison après avoir été condamné pour onze crimes - ne se sont depuis jamais éteintes pour le meurtre de l’adolescente montcellienne.
Maître Didier Seban, l’avocat de l’association Christelle, n’en démord pas : il peut être le troisième homme qui manque à l’équation. « Le profil des deux suspects correspond parfaitement au profil de ceux que Heaulme a entraînés avec lui dans ses crimes », estime-t-il.
Les cas de Joseph Molins et Michel Guillaume y font écho. Tous les deux ont été emportés dans une embardée meurtrière du Routard du crime, tueur sans mobile apparent. Et chacun est devenu son complice. Le premier pour le meurtre de Lyonelle Gineste, le second pour celui de Laurence Guillaume, sa propre cousine.
Leur point commun ? Ils étaient jeunes et influençables, à l’instar de François I. et Alain L. (à peine plus de vingt ans et déjà fragiles psychologiquement en 1990).
« Le profil génétique de Francis Heaulme est très complexe, il est différent des autres. »
Lyonelle Gineste, Laurence Guillaume et Carole Soltysiak ont au demeurant toutes les trois été victimes de viol. Dans le cas de la première, son auteur n’a pas été identifié, dans celui de la deuxième, il s’est agi de son cousin, et concernant l’adolescente montcellienne, aucune piste ne se dégage, alors que les analyses semblent exclure Alain L. et François I. Quant à Francis Heaulme, il n’a jamais été confondu pour de tels faits.
En 2005, la comparaison d’un ADN partiel du dossier Soltysiak avec celui du Routard du crime - de même qu’avec celui de Michel Fourniret - s’était avérée vaine. « Le profil génétique de Heaulme est très complexe, il est différent des autres », fait cependant remarquer maître Seban. L’homme, âgé de 64 ans désormais, est en effet touché par le syndrome de Klinefelter, ce qui lui confère un chromosome sexuel X supplémentaire et le rend infertile.
Personne n’a pu, par ailleurs, localiser le tueur mosellan lors de cette nuit du 17 au 18 novembre 1990. On sait seulement qu’il se trouvait avant et après cette date dans les Pyrénées-Atlantiques. « Il est hospitalisé à Orthez du 7 au 10 novembre, suite à un accident imaginaire de la circulation, un coup classique chez lui. Puis du 10 au 12 novembre, il est hospitalisé à Pau. Puis il est à nouveau hospitalisé du 3 au 8 décembre à Oloron-Sainte-Marie », énumère Claude Jeanguenin, qui a passé plusieurs mois à retracer son parcours. Dans l’intervalle : un trou donc. Dans l’intervalle : le meurtre de Carole Soltysiak, commis dans la nuit du 17 au 18 novembre.
Et chacun sait que Francis Heaulme était capable d’effectuer des centaines de kilomètres en une journée.
« Il voyageait en train, sans billet, à pied ou en stop, puisqu’il ne savait pas conduire, donc sans laisser de trace. »
Connaissant les habitudes du tueur, des vérifications ont été effectuées par la section de recherches de Dijon autour du bois de Rozelay et du Bassin minier, auprès des établissements caritatifs et d’aide sociale, des foyers, hôpitaux, mairies, communautés diverses… Et sous les divers noms qu'ils utilisent alors : Pascal picard, Wolf Herman, Pascal Nagel... « On n’a rien trouvé. Il est possible qu’il ait fait un aller-retour en Bourgogne, mais il voyageait en train, sans billet, à pied ou en stop, puisqu’il ne savait pas conduire, donc sans laisser de trace, sauf s’il se faisait verbaliser dans le train, ce qui était régulièrement le cas. »
Sans preuve matérielle ni témoignage venant étayer l’hypothèse Francis Heaulme, les enquêteurs bourguignons ne disposaient plus que d’une solution : le faire parler. Ils passeront deux jours à la maison d’arrêt de Nancy, où il était enfermé, au cours de l’année 1997.
« Francis Heaulme connaît Chalon, Dijon, Le Creusot, où il ne serait resté que quelques heures, mais il est évasif, imprécis. »
Claude Jeanguenin savait l’exercice difficile. Comme l’a décrit Jean-François Abgrall dans son livre Dans la tête d’un tueur, sur les traces de Francis Heaulme : « Il ne ment pas. Il n’invente jamais rien. Mais il embrouille volontairement les pistes en mélangeant les crimes, les dates et les lieux. »
Et les deux jours se sont finalement révélés infructueux pour le limier bourguignon. « Il connaît Chalon, Dijon, Le Creusot, où il ne serait resté que quelques heures, mais il est évasif, imprécis. Il lui faut des points de repère. Alors j’ai essayé, sans lui donner les réponses, de l’amener dans les trains en Bourgogne, de l’amener vers le marteau-pilon au Creusot. Ça ne marchait pas. Il nous fallait un petit lien pour le raccrocher à Carole Soltysiak, mais on ne l’avait pas. »
Les gendarmes ont alors tenté de lui faire dessiner les lieux, un exercice devenu habituel pour lui arracher la vérité. Dans le cas de Joris Viville par exemple, tué le 22 avril 1989 à Port-Grimaud, Francis Heaulme avait dessiné avec une extrême précision le camping où le garçon avait été enlevé. Les enquêteurs lui avaient simplement demandé de dessiner où il s’était rendu dans cette partie de la France aux dates indiquées... « Mais pour Carole, même en lui donnant des points géographiques, cette technique n’a pas fonctionné non plus. »
« Ce n’est pas parce qu’on n’arrive pas à le localiser ce jour-là qu’il n’y était pas. »
« Ce n’est pas parce qu’on n’arrive pas à le localiser ce jour-là qu’il n’y était pas », estime cependant maître Seban, pour qui la porte Heaulme n’est pas encore fermée. Claude Jeanguenin le concède : « Je suis incapable de dire par où il est passé malheureusement, mais je suis sûr qu’il a commis d’autres meurtres. Un jour, avec Abgrall on lui a dit : "Faut arrêter quoi, t’en as fait combien au total ?" Il nous a répondu : "20". Bon, on n’y est pas donc. »
En septembre 2005, ayant vu l’intérêt que la presse lui portait à propos de l’affaire Soltysiak, Francis Heaulme avait tenu à se justifier en écrivant dans une lettre à son avocate : « Je viens de lire sur un journal que je pouvais être l’auteur d’un meurtre en Saône-et-Loire. En 90, j’étais un an à Bayonne. Je suis jamais allé dans cette région. Je connais pas. » Il avait pourtant indiqué aux enquêteurs bourguignons la connaître...
Si vous avez vu ou si vous vous souvenez de quelque chose, signalez-vous auprès de l’Association Christelle ou des autorités compétentes.
L’Association Christelle, basée à Blanzy, aide les familles victimes d’agressions criminelles. Pour financer les frais inhérents à la gestion de ces affaires, elle a besoin de dons et de bénévoles. Tél. 06.06.71.06.71.
► La suite de l'affaire :
Affaire Carole Soltysiak : les suspects pourraient être à nouveau entendus (23/06/2023)
Meurtre de Carole Soltysiak : 34 ans après, un troisième homme mis en examen (10/10/2024)
Meurtre de Carole Soltysiak : le troisième suspect a été écroué (11/10/2024)
Les raisons de l'arrestation de Falconieri, troisième suspect du meurtre de Carole Soltysiak (22/10/2024)