1992, l'année de l'exploit pour le Racing-Club Chalonnais

C'était il y a 29 ans. Le 26 avril 1992, le club Tango signait l'un des plus beaux exploits de son histoire en renversant Bègles-Bordeaux, le champion de France en titre.

Au stade Alexandre-Cueille de Tulle, baigné par les rayons ardents du soleil, en ce 26 avril 1992, le Racing-Club Chalonnais réalise le deuxième plus grand exploit de son histoire. 29 ans après leurs aînés, vainqueurs du grand SU Agen en 1963, Régis Toti et les siens éliminent Bègles-Bordeaux, le champion de France 1991 avec sa fameuse tortue. Pour les Tango, il suffit de fermer les yeux et de se souvenir de ces jeunes irréductibles guerriers le cœur empli d’espoir et des ailes au pied.

Le départ forcé de Philippe Braem

Eté 1991. La saison de tous les changements. Le Racing-Club Chalonnais fait le ménage. Philippe Braem, l’entraîneur emblématique qui a conduit les siens vers la Première division après un affrontement dantesque à Saint-Claude face au SO Chambéry le 8 mai 1988, le jour même de l’élection de François Mitterrand, est écarté. Problèmes financiers évoque-t-on à l’époque. L’ex-patron de boîte de nuit à Vienne part. Le cœur lourd. L’homme s’est épris de la ville, du club, des Chalonnais.

Michel Genevois et Boboye Gillet à la tête de l’équipe

Philippe Braem sous d’autres cieux, le Toulonnais est remplacé dans la foulée par Michel Genevois. Celui-ci ne perd pas de temps et convoque Boboye Gillet pour l’épauler. [...]

Michel Genevois, l’entraîneur principal du RCC à cette époque. Photo d'archives JSL

Michel Genevois, l’entraîneur principal du RCC à cette époque. Photo d'archives JSL

Michel Genevois (entraîneur) : « Pour contrer la tortue, il fallait défendre ensemble »

Quand Michel Genevois prend les rênes de l’équipe première du Racing-Club Chalonnais lors de l’été 91, les temps sont durs. Très durs. L’emblématique Philippe Braem vient d’être remercié, des joueurs sont partis et il faut reconstruire. « Le but était de stopper l’hémorragie et le club est venu me chercher. On m’a dit de resserrer les boulons en tentant de redonner une identité à l’équipe » se souvient l’ex-entraîneur chalonnais.

Il fait appel à Boboye Gillet

Genevois s’entoure de Boboye Gillet, un homme d’expérience. « Il n’était pas le bienvenu à l’époque et n’était pas dans les petits papiers mais je tenais à ce qu’il soit à mes côtés, explique-t-il. Ensemble, on a fait du bon boulot, enfin je crois et on a réussi à construire un collectif capable de maintenir le club parmi l’élite après notre victoire contre Angoulême (21-9) avant d’éliminer le champion de France en titre Bègles-Bordeaux ».

Faire bloc contre la tortue

Un exploit parfaitement préparé les jours précédant la rencontre. « Bègles avait sa fameuse tortue et pour la contrer, on devait être solidaire, ne pas s’éparpiller sur le terrain et être présent athlétiquement. Ça, on savait que physiquement, avec Michel Janicot, ce n’était pas un problème. Sur le terrain, on est resté très soudé, on a fait bloc en les perturbant dans leur jeu habituel, en les empêchant de s’organiser le plus possible. On n’avait pas énormément d’armes à notre disposition mais on s’est montré vaillant et en rugby, rien n’égale la vaillance » se souvient Michel Genevois.

La prédiction du coach

Dans les vestiaires d’avant match, le discours du vieux sage qui choisissait chacun de ses mots s’oriente de la manière suivante : « Soyez solidaire les gars, ne vous échappez pas et croyez en vos chances. On doit avancer dans le match et vous verrez qu’il se jouera dans les dernières minutes, voire les dernières secondes. Avec la pénalité de Ponel dans les arrêts de jeu, c’est exactement ce que j’avais prédit » sourit le coach.

Un coach qui déchantera quinze jours plus tard contre Castres avec une élimination sans gloire 9 à 3 en 8e de finale. « Trop de sollicitations, trop d’éparpillements. On aurait pu faire mieux » déplore-t-il.

« Viré avec perte et fracas »

Après cette campagne, Michel Genevois poursuivra sa mission au sein de l’équipe première du Racing-Club Chalonnais. Pas un long fleuve tranquille cependant. « J’ai été viré quelques mois après avec perte et fracas. J’ai été le seul à prendre des coups à l’époque. Je n’ai eu de coup de fil de personne, je n’ai jamais revu personne. Je garde juste précieusement ce souvenir de cet exploit dans un coin de ma tête ».

[...] « Le club était en difficulté financière. On était venu me chercher, se souvient Michel Genevois, l’ancien 2e ligne. Il fallait stopper l’hémorragie car beaucoup de joueurs partaient. Avec Boboye, que je tenais absolument à avoir avec moi, on a reconstruit un groupe, en tentant de lui donner une nouvelle identité. Notre force collective est rapidement devenue notre arme principale » ajoute-t-il.

Le changement avec Janicot

Aux côtés de Michel Genevois et Boboye Gillet, Michel Janicot, préparateur physique, accomplit de vrais miracles. « C’est vrai qu’on était super bien préparés, confirme Régis Toti, le capitaine de l’époque. Avec lui, rien n’était laissé au hasard ». Janicot instaurera une troisième séance d’entraînement hebdomadaire, sans doute, à l’origine de la forme physique étincelante des Tango lors des phases finales. « Oui, on pétait le feu » confirme Pascal Picamelot, le 3e ligne-aile virevoltant que Thierry Ponel, le demi d’ouverture, appréciait énormément. « Lui, il vaut mieux l’avoir dans ton équipe. Il te casse tout le temps les c… sur le terrain. Mais quel plaqueur et quel coureur c’était ! »

Le Racing dans la cour des grands !

Le RCC évolue parmi l’Elite du rugby national. Il figure dans les 40 meilleurs clubs de France en cette saison 1991-1992. Basculée dans la poule 4 avec les Colomiers, Toulon, Bayonne ou Narbonne, l’équipe se débrouille plutôt bien. « A l’extérieur, on ne voyageait pas trop mal mais on avait du mal à imposer notre jeu » indique Pierre Toti, le 3e ligne centre. « A la maison, on avait ce supplément d’âme que nous procurait notre public. On se sublimait et on pouvait renverser des montagnes. D’ailleurs, on a battu Bayonne et Toulon notamment à Léo-Lagrange » relance de son côté Régi Toti, son frangin. « On avait quand même failli gagner à Toulon, il s’en était fallu d’un rien, poursuit Laurent Martin, le centre. Les équipes du dernier carré, on les avait toutes battues à la maison – Narbonne, Racing Club de France, Colomiers et Bayonne -. Nous étions un groupe très soudé avec des joueurs régionaux, de Montchanin, du Creusot et de Chalon. C’était ça notre force » certifie celui qui est aujourd’hui entraîneur des avants au RC Buxy en Fédérale 3.

L’épée de Damoclès face à Angoulême

Chalon termine huitième de son championnat à l’issue de la phase régulière. Une place qui le contraint à un match de barrage – un 32e de finale – contre Angoulême. A la vie à la mort. « On devait sauver notre tête » confirme Laurent Martin. « La pression était terrible, on était tous pâles comme des culs, je me souviens » raconte de son côté Pascal Picamelot, dit le Pic. Quelques minutes avant d’aller affronter les joueurs d’Angoulême dans ce stade des Chevaliers de Châteauroux, Maitre Jean-Yves Aubert, président du Racing-Club Chalonnais de 1986 à 1992 puis de 1993 à 1994, pousse la porte des vestiaires. « Ce n’était pas son habitude de venir avant les matches et là il nous dit : vous n’allez pas rigoler aujourd’hui les gars, se souvient Régis Toti le capitaine. Et il ajoute : bonne chance ». Quand les Chalonnais croisent leurs adversaires, ils comprennent alors le sens des mots de leur président. « Ce n’était que des monstres. En deuxième ligne, il y  avait, je crois deux Russes, enfin des mecs de l’Est, qui étaient vraiment gaillards » sourit Régis Toti.

Angoulême ne résiste pas et Chalon sauve sa tête

Chalon n’a que faire des recommandations de Maître Aubert et se rue sur un Angoulême qui ne s’attend pas à ces vagues déferlantes. 21 à 9 pour Chalon au final. Catinot et Ponel ont exécuté leurs adversaires. « Il s’est passé un truc ce jour-là. On a senti une vraie connexion entre nous. On s’était débarrassé de ce souci du maintien en Groupe A, le reste, ce n’était que du bonus » indique Jean-Philippe Hager, le 3e ligne chalonnais, qui deviendra plus le médecin de l’équipe de France.

Michel Janicot, le professeur d’EPS du lycée Mathias de Chalon, était le préparateur physique des Chalonnais. « Un gars très pointu », dit de lui aujourd’hui Régis Toti, le capitaine de l’époque.

Michel Janicot, le professeur d’EPS du lycée Mathias de Chalon, était le préparateur physique des Chalonnais. « Un gars très pointu », dit de lui aujourd’hui Régis Toti, le capitaine de l’époque.

Michel Janicot, l’homme de la préparation physique intégrée

Michel Janicot a 76 ans. « Je suis vacciné  » sourit-il. Le verbe toujours aussi haut, et les souvenirs intacts. Comme si les images s’étaient figées. L’ancien professeur d’EPS au lycée Mathias de Chalon n’était autre que le préparateur physique de l’équipe première du Racing-Club  Chalonnais au cours de cette saison 1991-1992. «  Je suis passé par le cursus de Toulouse où j’ai obtenu mon diplôme. Je suis de la même promo que les Villepreux et Cantoni. Après, je me suis marié à une Bourguignonne, la fille de l’ancien vice-président de l’OMS de Chalon » explique celui qui changera au cours de cette saison le visage de cette bande d’irréductibles tango.

Il s’inspire du pôle de Dijon

En été 1991, il intègre le staff chalonnais aux côtés de Michel Genevois et Boboye Gillet. Rapidement, le prof d’EPS impose sa méthode. « C’était la préparation physique intégrée. On se servait de la matière qu’est le rugby pour augmenter le potentiel physique de l’individu. Un peu à l’inverse de maintenant, où rugby et musculation sont séparés. Mais j’ai été aidé cette année-là. L’équipe n’avait connu aucune blessure, à part en fin de saison. Je prenais régulièrement des conseils auprès des grands pontes de la prépa à Dijon. Il faut savoir qu’à l’époque, le pôle de Dijon était sans doute le meilleur en France avec des préparateurs physiques de niveau mondial  ».

Il décrète trois séances par semaine

Michel Janicot instaure aussi très vite une nouvelle règle dès septembre 1991. Trois entraînements par semaine désormais, impératif pour le haut niveau. « On faisait une séance le lundi soir, lendemain de match, c’était surtout un travail de récupération. Comme j’étais prof à Mathias, on pouvait avoir le gymnase du lycée quand il faisait froid, les joueurs appréciaient. Le mardi, c’était physique à bloc et le vendredi, j’avais instauré une première partie physique. On avait trouvé une salle de musculation, ça a marché un temps mais je ne pouvais pas m’en occuper à plein temps alors… »

Il recoud d’emblée Jean-Philippe Hager

Au rythme de ces cadences infernales, l’équipe tango connaît des hauts et des bas sur le plan physique, mais quand elle affronte à Tulle le champion de France 91, Bègles-Bordeaux, elle est au sommet de sa forme. « En arrivant à l’hôtel, on est allé faire un footing tous ensemble. Un truc s’était passé cette saison, il y avait une vraie sensibilité entre les joueurs. C’était des mecs très différents les uns des autres mais quand ils étaient sur le terrain, ça devenait une vraie machine de guerre » sourit Michel Janicot, qui n’occulte pas sa première intervention sur le terrain, une minute après le coup de sifflet de l’arbitre. « Je suis entré sur la première bagarre. J’ai vu Jean-Philippe Hager, qui était un peu mon protégé. Il avait chargé. J’ai dû le recoudre. J’ai vu la tension qui se lisait dans les yeux des joueurs, j’ai vu les yeux du Queulot – Hervé Juillet. Je ne peux pas vous dire ce qu’il a dit aux gars d’en face mais ce n’était pas très poli. J’ai compris qu’ils allaient se battre et qu’à ce jeu, ce n’est pas Bègles-Bordeaux qui allait gagner ». Et Chalon a gagné.

Ponel plus fort queVillepreux

« Je me souviens du coup de pied de mammouth de Thierry Ponel dans les arrêts de jeu. Vous savez, je suis de la promo de Pierre Villepreux. Pierre, il avait un sacré coup de tatane mais je n’avais jamais vu un coup de sabot comme ça de toute ma vie » conclut l’ancien préparateur physique, qui coule une paisible retraite à Châtenoy-en-Bresse

Chalon défie en 16e de finale le Bègles-Bordeaux de Moscato, Simon et Laporte !

« Même si la saison n’avait pas été excellente, on sentait une âme dans cette équipe. Tout le monde était très proche les uns des autres, explique Jean-Philippe Hager. Jouer un 16e de finale, ce n’était que du bonus ». Et quel bonus. Chalon hérite du champion en titre 91. Bègles-Bordeaux, avec les Moscato, Simon, Gimbert, Laporte, Delage et Sallefranque. Et la fameuse tortue béglaise qui renversait tout sur son passage. Cette technique de cache-ballon avec des joueurs bien regroupés capable de traverser tout le terrain sans que la défense ne puisse réellement intervenir. « On savait qu’on avait aucune chance de passer, récite Hervé Juillet, dit le Queulot, talonneur. Mais on n’avait pas le couteau entre les dents après notre victoire face à Angoulême alors on est allé à Tulle sans pression, décontractés même mais avec la volonté de ne pas s’échapper » affirme-t-il.

« On allait tous au charbon ! »

S’échapper, ce n’était pas à l’ordre du jour. De la saison même. Qui oserait dire aux frangins Toti, au Pic, au Queulot, à Poussardin, Déal, Hager, Deljkic ou encore Bouillot de ne pas se livrer totalement sur le terrain. De ne pas donner son corps à l’équipe. « On allait au charbon, ça, personne ne pouvait nous l’enlever, insiste Pierre Toti, le 3e ligne centre. On n’avait pas que des qualités, mais celle-là, on l’avait » continue-t-il. « Et physiquement, avec les séances que nous faisaient faire Michel – Janicot – on pouvait répondre à n’importe qui de ce côté-là. On était prêt pour tous les affrontements possibles » ajoutat Régis Toti, le capitaine.

Janicot mène la danse

Le 25 avril 1992, veille du match, le bus tango parvient à destination. A Tulle. A peine descendus, les joueurs se lancent dans un petit footing en montagne conduit bien entendu par Michel Janicot, le préparateur physique. « Il était complètement dans le match déjà », se rappelle Hervé Juillet, le talonneur. « Avec lui pas question de passer au travers. Tu n’échappais pas au décrassage après un voyage en bus » rigole encore Régis Toti. « Une fois, je me souviens au cours de la saison, comme on partait souvent la veille, au matin, nous avions fait un footing à jeun. Poussardin, qui n’aimait pas ça, s’était perdu dans la forêt mais tellement Janicot et nous étions concentrés sur ce que nous faisions qu’on ne s’était même pas aperçu qu’il avait disparu. On l’avait vu ressortir des bois, furieux, trois heures après la fin du footing. L’après-midi, il a tout cassé » poursuit-il.

Jean-Marc Bouillot, derrière son capitaine Régis Toti lequel déchire le rideau de l’US Romans, n’avait pas joué ce match à Tulle face à Bègles-Bordeaux. La raison ? Mâchoire cassée quelques week-ends auparavant la rencontre. Photo d'archives JSL

Jean-Marc Bouillot, derrière son capitaine Régis Toti lequel déchire le rideau de l’US Romans, n’avait pas joué ce match à Tulle face à Bègles-Bordeaux. La raison ? Mâchoire cassée quelques week-ends auparavant la rencontre. Photo d'archives JSL

Jean-Marc Bouillot (3e ligne) : « On avait arrosé les gorilles de Jacques Chirac »

Jean-Marc Bouillot n’a pas joué cette rencontre. A son grand regret. Et pour cause. Le 3e ligne avait eu la mâchoire cassée quelques semaines auparavant à Rodez. «  Dans une bagarre générale, j’avais posé mon protège-dent pour discuter avec l’arbitre et j’ai reçu un coup de poing dans la mâchoire. Elle était cassée à deux endroits. A l’époque, on cousait la bouche avec de la ferraille, c’était la fin de saison pour moi » se souvient amèrement Jean-Marc Bouillot.

« On s’était fait plaisir »

Mais le joueur avait tenu à effectuer le déplacement à Tulle avec ses équipiers. «  Pas question de lâcher l’équipe » nous avoue-t-il. Et la veille de la rencontre, dans un hôtel corrézien près de Tulle, suite à un dîner quelque peu arrosée « nous, c’est-à-dire Paul Lechalier, le dirigeant qui était avec nous, le staff et moi, on s’était fait plaisir », la soirée dégénère quelque peu. « Jacques Chirac – pas encore président – séjournait dans l’hôtel avec tous ses gardes du corps et nous, on a eu la bonne idée d’arroser d’eau les gorilles du futur président, ça n’avait pas été trop loin heureusement. Le patron de l’hôtel avait appelé au calme et tout était rentré rapidement dans l’ordre. Le lendemain, Jacques Chirac ne nous en voulait pas, il est même venu nous serrer la main en nous souhaitant bonne chance ».

Une soirée à l’ancienne !

La soirée dans ce petit hôtel corrézien fait partie de l’histoire de cet exploit réalisé à Tulle. C’est Pierre Toti, le 3e ligne centre, qui veut bien raconter : « On a fait un joli repas, plutôt bien arrosé, sans aller trop loin bien sûr, mais on ne s’est pas vraiment privé. Aujourd’hui, tu ne pourrais pas le faire (rires). Mais nous, on était tranquille, décontracté et on a fait à l’ancienne sans se prendre la tête. De toute façon, tout le monde nous voyait perdre, à la limite même nous ». Jean-Philippe Hager, 3e ligne, reprend le fil : « Oui, c’était un vrai gueuleton. Les coaches Paul Léchalier avaient décidé ça. On n’avait pas de pression alors autant bien manger avant (sourire) ».

L’équipe de 1992, accroupis (de gauche à droite) : Michel Janicot (préparateur physique), Eugène Lamoureux (soigneur), Guillié, Blaise, Catinot, Martin, Matczak, Limonnier, Ponel, Mallarte, « Boboye » Gillet (entraîneur des trois quarts) Debout (de gauche à droite) : Michel Genevois (entraîneur principal), Déal, Régis Toti, Hager, Picamelot, Poussardin, Millasseau, Pierre Toti, Jagieniak, Deljkic, Huillet, Bouillot, Jean-Yves Aubert (président), Philippe Léger (dirigeant). Photo d'archives JSL

L’équipe de 1992, accroupis (de gauche à droite) : Michel Janicot (préparateur physique), Eugène Lamoureux (soigneur), Guillié, Blaise, Catinot, Martin, Matczak, Limonnier, Ponel, Mallarte, « Boboye » Gillet (entraîneur des trois quarts) Debout (de gauche à droite) : Michel Genevois (entraîneur principal), Déal, Régis Toti, Hager, Picamelot, Poussardin, Millasseau, Pierre Toti, Jagieniak, Deljkic, Huillet, Bouillot, Jean-Yves Aubert (président), Philippe Léger (dirigeant). Photo d'archives JSL

La tortue face à eux

Le lendemain, 26 avril 1992, les visages des Tango apparaissent sereins. Pas la moindre crainte ne se lit sur les gueules de ces guerriers au grand cœur. « On défendait un maillot, un club, une région » soutient Thierry Ponel, l’ouvreur chalonnais. « En face de toi, tu avais la tortue de Bègles-Bordeaux. Laporte, Delage, Sallefranque, des internationaux, et un pack qui faisait peur à tout le monde. Mais nous, on avait sauvé notre tête face à Angoulême alors on n’avait pas peur d’eux » rapporte le centre Laurent Martin.

« Ils allaient à la messe ou quoi ! »

Ce matin-là, Bègles-Bordeaux commet une erreur, la première d’une longue liste. « On était en jean, chemise, décontractés quoi et eux arrivent en costards-cravates, habillés comme pour aller à la messe. Ils nous regardaient comme des paysans », énumère Cesar Jagieniak, remplaçant de l’équipe. « En plus, personne ne nous a dit bonjour. Au contraire, ils nous ont toisés et ça, ça nous a vexés » rajoute Pierre Toti. Une erreur qui se révélera fatale. Comme celles qui vont suivre.

Deuxième erreur, dans le long couloir qui mène les joueurs à la pelouse du stade de Tulle, les Bèglais tentent l’intimidation. Verbale d’abord, puis essaient même de joindre les gestes aux mots. « Ils nous ont réveillés, pas qu’on dormait mais on n’allait pas sur le terrain pour faire la guerre et là… » se souvient Régis Toti. Dire que Bègles-Bordeaux a perdu le match ici dans ce couloir, peut-être ? « oui peut-être » confirme Toti.

Regroupement fatal

La troisième erreur, elle, intervient sur le terrain, lors du premier regroupement. « Habituellement, Bègles fondait sur son adversaire et jouait les gros bras, indique Thierry Ponel. Sauf qu’en face, les Tango, remontés comme des coucous après ce qui s’était passé le matin et quelques secondes auparavant dans le long couloir, ne s’en laissent pas compter.

Sur le premier choc, une bagarre se déclenche. Dure, très dure. Jean-Philippe Hager est touché. Il faut le recoudre. Michel Janicot, le préparateur physique, s’en charge. Les Bèglais ont souffert également.

Les yeux du Queulot

Mentalement surtout. Ils ne s’attendaient pas à ce genre de réplique. « J’ai vu dans les yeux de nos joueurs qu’ils allaient se battre, c’était impressionnant de voir le regard du Queulot » – Hervé Juillet – se souvient Michel Janicot. La lutte est engagée. Elle sera terrible. Jusqu’au coup de sifflet final.

« La confiance est venue rapidement. On les sentait hautains, et là, ils faisaient moins les malins. On a fait front tous ensemble, et ça, Bègles-Bordeaux n’avait pas l’habitude de gérer ce genre de situation » récite Hervé Juillet, le talonneur, qui déglinguera son vis-à-vis Chaubard très rapidement avant de se payer le scalp de Sourgens, son remplaçant. « Vincent Moscato, l’habituel talonneur, n’était pas là. Il paraît qu’il avait disputé un combat de boxe la veille » avance Pierre Toti. « Ce qui nous avait étonné, c’est que le talon titulaire portait le numéro 22 et pas le 2. On a su plus tard que Moscato interdisait que l’on porte le numéro 2 s’il n’était pas là » sourit Régis Toti.

Thierry Mallarte, l’auteur de l’unique essai chalonnais ce jour-là contre Bègles-Bordeaux. Photo d'archives JSL

Thierry Mallarte, l’auteur de l’unique essai chalonnais ce jour-là contre Bègles-Bordeaux. Photo d'archives JSL

Thierry Mallarte (ailier du Racing-Club Chalonnais) : « Il y avait bien en-avant sur mon essai  »

Philippe Blaise, son pendant à l’autre aile, dit de lui qu’il était très impressionnant sur les 20 derniers mètres. « Thierry, personne ne l’arrêtait dans la zone de vérité. Il était capable de battre tout le monde à 20 mètres de la ligne » raconte celui qui retournera comme une crêpe le demi de mêlée Bernard Laporte, pour l’empêcher de marquer l’essai de la victoire.

Mallarte jette le ballon en l’air avant d’aplatir

L’ailier tango Thierry Mallarte surnommé le « Fidjien blanc » lors de son retour à la compétition en équipe B de l’AS RC Chalon à plus de 40 printemps, ne le nie pas 29 ans après l’événement. « Oui, il y avait bien en-avant, je crois que c’était sur une passe de l’un des deux centres Matczak ou Martin, je ne m’en souviens plus ». Réaction aussitôt reprise de volée par Hervé Juillet, le talonneur de l’équipe. « C’était dingue, il fallait le voir jeter le ballon en l’air. On lui criait d’aplatir et lui fanfaronnait, du Thierry tout craché, mais c’était aussi ce qui faisait sa force ».

Opéré un mois avant le match

En fait, ce match, Thierry Mallarte, opéré d’une péritonite un mois avant et contraint de s’entraîner seul les semaines précédentes, croit plutôt qu’il a causé la perte du groupe. « Franchement, on pouvait aller au bout cette année-là mais ce succès a été notre malheur. Après, contre Castres (défaite 9 à 3), on a joué beaucoup trop restrictif, on avait les moyens de passer et on a gâché tout ça. Cette équipe était la plus atypique dans laquelle j’ai joué. Il y avait un mélange de jeunes et d’anciens, de joueurs à fort caractère, malheureusement, derrière cet exploit face à Bègles-Bordeaux, les politiques ne nous ont pas suivis et tout est parti en cacahuète après ».

Picamelot se fait casser le nez

Chalon fait mal à son adversaire. Des tartes sont échangées et à ce jeu, les Tango sont passés maîtres en la matière avec un Picamelot toujours dans les bons coups. « J’avais quand même fini le match avec le nez cassé et c’était Sylvain Meunier, notre médecin, qui me l’avait remis en place » confesse le 3e ligne-aile. Pas grave. Bègles-Bordeaux est touché dans son amour propre et il a beau s’en remettre à la qualité du jeu de ses trois quarts, sa fameuse tortue est régulièrement contrée par le bloc tango. « Le but était de défendre ensemble, de rester solidaire et de ne surtout pas s’éparpiller » explique Michel Genevois, l’entraîneur chalonnais.

Le récital de Ponel et Catinot

Le match est donc serré. Très serré. Dans ce stade tout acquis à la cause des Chalonnais, « pas beaucoup de nos supporters avaient fait le déplacement mais tous les Brivistes voulaient voir Bègles-Bordeaux se faire éliminer » assure Régis Toti. Grâce à quatre pénalités de Catinot et Ponel, dont les trois de l’ex-Creusotin expédiées entre les perches au-delà des 50 mètres, Chalon parvient à la pause à égalité avec son adversaire (12-12). Bègles a marqué un essai par Labracherie et Sallefranque, l’arrière aux quatre capes internationales, a enquillé deux pénalités et la transformation.

« On pétait le feu, reprend Pascal Picamelot. Franchement, on n’était pas fatigué ». Les bienfaits de Michel Janicot. Et Chalon retrousse les manches et repart au combat. Mais il est rapidement puni par une pénalité de Sallefranque et le drop dominical de Coco Delage, l’ouvreur vainqueur du Tournoi des Cinq Nations en 1983. 18 à 12 pour Bègles. Les carottes sont presque cuites.

Philippe Blaise dit la puce peut jubiler. Il réalisera un plaquage d’anthologie sur l’actuel président de la Fédération française Bernard Laporte. Photo d'archives JSL

Philippe Blaise dit la puce peut jubiler. Il réalisera un plaquage d’anthologie sur l’actuel président de la Fédération française Bernard Laporte. Photo d'

Le geste défensif du match : le placage de Philippe « la puce » Blaise sur Bernard Laporte

Il reste une bonne vingtaine de minutes à jouer et Bègles-Bordeaux mène sur le score de 15 à 12. L’action, c’est le principal intéressé, Philippe Blaise, dit la Puce, en raison de son gabarit sous-dimensionné, qui la raconte. «  Je viens de mon aile opposée pour prêter main forte à Thierry Mallarte. Laporte a le ballon en main et pique à l’intérieur, il franchit la ligne mais à ce moment, j’arrive à le plaquer en bloquant le ballon. Je le retourne et je me mets sous la ballon, de façon à ce qu’il ne puisse pas aplatir. Même la vidéo m’aurait donné raison à cette époque » sourit l’ancien ailier tango, qui vit aujourd’hui dans le Gard près de Bollène.

« J’étais admiratif, c’était le champion en face »

Sans ce geste défensif maîtrisé de bout en  bout, Chalon quittait les phases finales, éliminé par le champion de France en titre. « Les avants n’avaient pas besoin de se motiver pour aller sur le terrain. En face, c’était la fameuse tortue et l’avant veut toujours prendre l’ascendant sur son adversaire. Moi je rencontrais le champion de France ! J’étais plutôt admiratif, je les regardais un à un, malheureusement, ils nous ont nargués dans le couloir et ça a causé leur perte (rires) ».

« Laporte n’a toujours pas digéré »

Après quatre-vingt minutes intenses, d’efforts surhumains, Philippe Blaise sort des vestiaires et passe devant le bus bèglais. Là, en première ligne, Bernard Laporte est assis, les yeux dans le vide. « Je l’avais touché en plein cœur, on les avait touchés en plein cœur, c’était ma fierté, notre fierté. C’est un de mes plus beaux souvenirs de carrière. J’avais revu Bernard Laporte quelques années plus tard lors d’un match à Toulon que j’étais allé voir avec mon fils. On en avait parlé, mais lui avait évité rapidement le sujet. Il n’avait toujours pas digéré »

Et la puce renverse Laporte

Heureusement, Philippe Blaise, dit la Puce, évite le pire en sauvant les siens d’un placage monstrueux sur Bernard Laporte. Et dans les minutes qui suivent, Thierry Mallarte lève les bras dans l’en-but au sortir d’une action initiée par Ponel, qui a passé en revue toute la ligne de trois quarts. « C’était un essai en première main qui est parti de Thierry Ponel, ensuite Casimir Matczak, moi, Eric Catinot et enfin Thierry Mallarte » détaille le centre Laurent Martin. « Je le revois le poing avant d’aplatit dans l’en-but. C’était du Thierry Mallarte dans le texte. Il fallait qu’il fanfaronne mais bon, c’est vrai, dans les vingt derniers mètres, il était très très fort » rigole Régis Toti.

La dernière attaque tango

Mené 18 à 16 alors qu’on entre dans les arrêts de jeu, Chalon baisse la tête. Le RCC sent la fin proche. Très proche. L’arbitre M. Casteret a constamment le sifflet entre les dents. Dans leurs propres 22, les Tango ne se dégonflent pas et relancent. Bègles se met à la faute. Pénalité pour Chalon. « On était à 75 mètres, pas question de la tenter » sourit Thierry Ponel. Sauf que Mougeot, le 2e ligne béglais, commet une nouvelle erreur. La troisième du jour. Fatale. « Il a tapé dans le ballon et l’arbitre nous a accordés dix mètres supplémentaires » lâche Régis Toti. Dans les cordes de Thierry Ponel.

S’il était un buteur hors-pair, Thierry Ponel se distinguait aussi par son jeu à la main. Photo d'archives JSL

Thierry Ponel, le regard toujours vissé vers les poteaux adverses, comme attiré irrésistiblement. Photo d'archives JSL

Thierry Ponel, à gauche, et Deljkic qui charge, ne parviendront pas à sauver les Tango au stade Georges-Pompidou de Valence face aux Castrais en 8e de finale (défaite 9 à 3). Photo d'archives JSL

Le Chalonnais Thierry Ponel, auteur d’un match exceptionnel à Tulle avec la pénalité de la qualification dans les arrêts de jeu, des 63 mètres, recevra les jours qui suivaient le Puma du Midi Olympique, récompensant le meilleur joueur du week-end. Photo d'archives JSL

S’il était un buteur hors-pair, Thierry Ponel se distinguait aussi par son jeu à la main. Photo d'archives JSL

Thierry Ponel, le regard toujours vissé vers les poteaux adverses, comme attiré irrésistiblement. Photo d'archives JSL

Thierry Ponel, à gauche, et Deljkic qui charge, ne parviendront pas à sauver les Tango au stade Georges-Pompidou de Valence face aux Castrais en 8e de finale (défaite 9 à 3). Photo d'archives JSL

Le Chalonnais Thierry Ponel, auteur d’un match exceptionnel à Tulle avec la pénalité de la qualification dans les arrêts de jeu, des 63 mètres, recevra les jours qui suivaient le Puma du Midi Olympique, récompensant le meilleur joueur du week-end. Photo d'archives JSL

Thierry Ponel, le Creusotin de Chalon au coup de pied de mammouth

Il faut toujours un Creusotin dans son équipe, pour son tempérament, sa fougue, son esprit de guerrier ». La phrase est signée Rudy Léger, l’entraîneur actuel du Rugby Tango Chalonnais, fils de l’ancien centre du RC Chalon, Jeannot, disparu voilà quelques semaines. En 1992, Chalon possède dans ses rangs cette arme fatale en la personne de Thierry Ponel. Qui en plus de son état d’esprit irréprochable, de son dévouement pour le maillot tango, dont il n’apprécie toujours pas la couleur, disposait d’une technique incroyable et d’un coup de pied capable de traverser le terrain. « J’ai toujours buté, raconte l’ex-ouvreur chalonnais. J’ai commencé comme tout le monde avec la pointe, puis ensuite en fauchant le ballon ».

Formé au CO Le Creusot

Thierry Ponel est licencié au club du RCC depuis la saison précédente à l’aube de ce championnat 91-92. Nourri au lait creusotin depuis l’âge de 10 ans, c’est à l’aube de ses 26 printemps qu’il rejoint le club de la cité de Niepce. « J’avais gravi les échelons un à un, les sélections régionales en cadets, juniors et seniors, l’équipe de France juniors aussi, ainsi que France A’ avec un match contre la Pologne en 1990. Mon arrivée à Chalon s’est faite naturellement un peu grâce à Georges Pauchard qui entraînait à cette époque avec Philippe Braem et que j’avais connu en sélection avec son frangin » se souvient le meilleur joueur du mois d’avril 92 selon le Midi Olympique, la référence rugby dans le monde de la presse.

En équipe réserve à Chalon !

Le Creusotin peine en cette première saison. Souvent blessé, il est contraint à exercer ses talents naturels de buteur en équipe réserve, avec s’il vous plaît, une demi-finale du championnat de France à la clé. « J’étais polyvalent, arrière, centre, ouvreur voire même ailier, c’était intéressant pour le staff » sourit-il. En septembre 91, Ponel se libère. Enfin débarrassé de tous ses pépins physiques. Et le Creusotin devient un élément incontournable du système chalonnais guidé par Michel Genevois et Boboye Gillet, les deux entraîneurs venus remplacer le précédent tandem Pauchard-Braem.

L’épée de Damoclès face à Angoulême

« Nous avions toutes les étoiles en ligne de mire, récite Thierry Ponel. En championnat, on s’est plutôt bien débrouillé avec de belles victoires contre Toulon, Colomiers, Bayonne et d’autres, mais je ne me souviens plus trop. Toujours à la maison, pas qu’on voyageait mal, mais chez nous, on avait ce supplément d’âme que  nous procurait notre public. Au stade, il y avait toujours 1000 ou 2000 personnes pour te soutenir, te supporter et ça nous filait une pêche terrible » poursuit-il.

Huitième de sa poule à la fin de la saison régulière, Thierry Ponel et les Chalonnais doivent en passer par un barrage en 32e de finale contre Angoulême à Châteauroux pour avoir le droit d’évoluer la saison suivante en Groupe A, l’élite du rugby national. « On avait une épée de Damoclès au-dessus de la tête contre Angoulême mais on a bien géré. Catinot a enquillé, moi aussi et on est passé » reconnaît l’ouvreur. 21 à 9, le score pour Chalon est sans appel. Place aux 16e de finale et à ce gros morceau, Bègles-Bordeaux.

« Bègles avait la particularité avec son huit de devant surtout d’intimider tous ses adversaires pour les pousser à dégoupiller. Ça l’a pas fait avec nous » rigole l’ancien Chalonnais.

La pénalité du bout du monde

Pendant la rencontre, Ponel est impérial. Trois pénalités exécutées avec maestria au-delà de la ligne des 50 mètres. Avant la pénalité du bout du monde. L’improbable pénalité. Celle qui demeure dans la mémoire de tous les hommes et femmes présents ce jour-là dans le stade Alexandre-Cueille de Tulle. « C’était la fin du match. Bègles menait 18 à 16, on était cuit. On a tenté une attaque depuis nos 22 et l’arbitre nous accorde une pénalité pour une faute béglaise. Moine, notre demi de mêlée, la joue rapidement mais leur 2e ligne Mougeot tape volontairement dans le ballon et l’arbitre nous accorde dix mètres supplémentaires ». Dix mètres à ne pas offrir au maître artificier Thierry Ponel. « Le geste du buteur ressemble un peu à celui du golfeur avec son club. Plus le geste est long, plus tu envoies loin le ballon. Je n’étais pas super épais à l’époque, je pesais 86 kg, bien plus qu’aujourd’hui (rires) mais j’avais une force de frappe naturelle, une aisance qui me venait je ne sais pas d’où pour expédier le ballon en cuir très loin ».

Ponel prend son temps. Comme d’habitude, il construit son petit tas de sable, « il n’y avait pas de tee à l’époque, il viendra plus tard » et pose le ballon en cuir, beaucoup plus lourd que celui utilisé aujourd’hui par les rugbymen. Le reste appartient à l’histoire. Pour l’éternité. Pas un bruit ne filtre des tribunes. Les Bèglais sont méconnaissables. Livides. Pierre Toti, le 3e ligne de Chalon, s’avance vers  Thierry Ponel et lui dépose un petit bisou sur le front en lui glissant : vas-y. Trois mètres d’élan et le pied droit surpuissant de l’ouvreur tango frappe sèchement le ballon. « Au son, j’ai compris que c’était bon. Je me suis retourné en levant les bras bien avant que la balle ne franchisse les poteaux » revoit Thierry Ponel. Les deux juges de touche lèvent leurs drapeaux. Chalon est au paradis. Bègles en enfer.

« Méfie-toi des médias »

Et c’est peu dire d’évoquer l’enfer pour cette équipe de Bègles-Bordeaux, laquelle ne se remettra jamais vraiment de cette élimination prématurée en 16e de finale par une bande d’irréductibles tango, venus à Tulle, la fleur presque à fusil, et repartis auréolés d’un succès de prestige. D’un succès historique.

« Je me souviens d’un mot de Michel Janicot, notre préparateur physique, à la fin du match : fais attention aux médias maintenant. J’ai compris le soir-même ce que cela signifiait. Le Midi Olympique m’a appelé jusque dans la pizzeria de Chalon – la Traviata - où l’on fêtait la qualification. La presse télévisée, Stade 2, était venue après à l’entraînement le mardi soir. Mais tout n’a rien changé. On est resté nous-mêmes ».

Thierry Ponel, pour son exploit du 26 avril 1992, recevra quelques jours plus tard à Chalon le Puma d’Or décerné par le Midi Olympique récompensant le meilleur joueur du mois d’avril. « C’était fou d’avoir cette récompense devant tous les plus grands joueurs français ».

Dur, dur à Orléans

Quinze jours après Bègles-Bordeaux, Chalon tombe face à Castres 9 à 3. Sans défendre réellement ses chances. La suite ne sera pas un long fleuve tranquille pour le Creusotin au sein du RCC. En 1993, il rejoint Orléans pour son projet sportif et pour des raisons professionnelles « le club me proposait de poursuivre dans la même activité dans ce qui est devenu aujourd’hui le groupe Véolia ». Mais sa carrière ne dure pas. « J’ai connu des tas de pépins physiques la première saison avec une pubalgie, une fracture du bras. Il y avait des tensions au sein de la présidence. Je n’ai joué que deux saisons sur les quatre ans passés à Orléans ». D’Orléans, il pose ses bagages à Vierzon en 2e division, pour couler une dernière partie de carrière de rugbyman heureuse. « En deux saisons, on s’est qualifié deux fois ».

Le regret de ne pas être parti

A 35 ans bien tassés, il dit stop. Son corps dit stop. « Du coup, je suis resté à Orléans depuis cette année 93. Je sais dans mon fort intérieur, que j’ai loupé une petite carrière. Quand j’étais plus jeune, j’aurai peut-être dû partir. Clermont me voulait, Carcassonne, Oyonnax et même Bourgoin, mais je suis resté au Creusot, avec ma famille, mes amis, le club. C’est peut-être le seul petit regret de ma vie de sportif avec une question toujours en suspens : est-ce que j’aurai les capacités pour jouer à haut niveau ? ». Une question sans réponse.

Mais le 26 avril 1992, à Tulle, devant 3000 spectateurs, Thierry Ponel a montré à la France entière son immense talent. L’immense talent d’un Creusotin au coup de pied de mammouth.

Une pénalité de plus de 60 mètres !

La vidéo du match (la pénalité victorieuse est visible à la 35e minute)

« Je me suis placé derrière lui, se souvient Laurent Martin. C’était ma place d’être dans son axe. Je la vois bien partir, elle met un temps infini et elle passe entre les perches. Je l’ai vu parce que les juges de touche ont levé leurs drapeaux. Elle était monstrueuse, surtout que les ballons de l’époque, ce ne sont pas ceux de maintenant. Il était en cuir, donc plus lourd. C’était magique. C’est une image qui va rester à vie dans ma tête » confesse le centre tango.

« Nous on continue »

19 à 18 pour Chalon. L’arbitre siffle dans la foulée la fin de la rencontre. Le RCC est en 8e de finale ! Incroyable exploit d’une équipe chalonnaise face à l’armada impressionnante de Bègles-Bordeaux. A la manière de leurs illustres aînés de 1963 face au SU Agen champion de France 1962, les hommes de Régis Toti ont écrit une nouvelle page de l’histoire du club tango. « Je me souviens que je devais échanger mon maillot avec Alibert, le 3e ligne de Bègles-Bordeaux. Je lui ai dit : non, non, on n’échange pas, nous on continue et je suis parti » raconte 29 ans plus tard Pascal Picamelot. Le maillot d’Alibert ira finalement sur les épaules de son pote chalonnais Laurent Martin quelques semaines plus tard.

Le padre Toti pleure dans les gradins

L’élimination est terrible pour Bègles-Bordeaux. Le club ne se relèvera d’ailleurs pas et connaîtra des jours sombres après ce 26 juillet 1992. « Ils n’étaient même pas venus à part quelques-uns, Je crois Mougeot et Berthozat, à la réception d’après-match. Ils étaient vexés peut-être, mais ça ne se fait pas. Le lendemain, dans la presse, j’avais déclaré : vous avez le bonjour des paysans de Chalon » observe Pierre Toti. « J’ai l’image de mon père qui pleurait dans les gradins. Ce grand gaillard qui chialait comme un gosse, il en fallait pour le faire pleurer et là, il le faisait pour ses deux fils, c’était très fort » reprend-il.

Sept arrêts de Tulle à Chalon !

Le retour en Saône-et-Loire depuis la Corrèze appartient à la mémoire des joueurs. Même s’ils ont voulu nous en dévoiler quelques petits extraits. « On s’est arrêté, je crois, sept fois pendant le trajet. Et à chaque fois, c’était Ricard à gogo. Je me souviens aussi qu’on s’était arrêter dans un petit bistrot, tout le monde avait eu vent de notre exploit et on a été fêté comme des héros. Je ne sais plus où c’était mais ce n’est pas grave, c’est dans un coin de ma tête, de notre tête à tous » raconte Régis Toti.

« Pour faire taire Laporte, il suffit de lui parler de Chalon »

« La nouvelle était passée aux infos télévisées. Dans la soirée, tout le monde nous appelait. Il n’y avait pas de portables à l’époque et on mangeait à la Traviata à Chalon. Les supporters avaient du mal à croire à notre exploit. Dans les années qui ont suivi ce match et même il n’y a pas si longtemps encore, quand tu voulais faire taire Bernard Laporte, tu n’avais qu’à lui parler de Chalon (rires) » récite Jean-Philippe Hager.

Les médias fonderont sur le RC Chalon. Stade 2, la célèbre émission dominicale de sport de France 2, qui n’avait pas eu la clairvoyance de dépêcher de caméras ni d’envoyé spécial à Tulle, s’en est mordu les doigts et devra se contenter d’un reportage télévisé à Chalon deux jours après lors de la séance d’entraînement du mardi soir.

Castres, le match de trop

Quinze jours plus tard, cependant, le Racing-Club Chalonnais cèdera face à Castres en 8e de finale. Battu 9 à 3, ses rêves s’envoleront. « Je pense qu’on avait l’équipe pour aller plus loin » indique Régis Toti. « On pouvait aller au bout » s’étrangle Thierry Mallarte, l’auteur de l’essai à Tulle. « C’est un gros regret » renchérit Laurent Martin. « C’était mon dernier match avec Chalon, finir comme ça pfff… » glisse Jean-Philippe Hager, qui rejoindra Clermont la saison suivante. « Bègles, c’était mon dernier bon souvenir » déclare Cesar Jagieniak.

Dans la légende

Dans la mémoire collective, le Racing-Club Chalonnais des frangins Pierre et Régis Toti, des Hervé Juillet, Pascal Picamelot et Thierry Ponel, de ce 26 avril 1992 figure en top position. Aux côtés de l’équipe de 1963 des Michel Vannier, Gérard Catinot, Jean-Pierre Critakis et Georges Bernard. Deux exploits pour l’éternité. Dans la légende du rugby chalonnais. Du rugby français.

Par Salvatore Barletta
Montage : Nicolas Bretaudeau

20 ans après, une soirée est organisée le 14 avril 2012 : l’équipe de l’exploit de Tulle a été reconstituée dans sa quasi-totalité.

Debout de g. à d. : Meunier (médecin), Régis Toti, Hager, Picamelot, Poussardin, Pierre Toti, Deljkic, Juillet, Bouillot, Aubert (ancien président).

Assis de g. à d. : Pichet, Janicot (préparateur physique), Guillet, Dominique Gillet, Blaise, Martin, Catinot, Moine, Ponel, Mallarte, Boboye Gillet (coach des ¾). Photo fournie par Régis TOTI